La requête, née dans le sillage des indépendances, refait surface à l’occasion du lancement de l’année pour la « justice pour les Africains et les personnes d’origine africaine à travers les réparations », voulue par l’Union africaine.
Comment réparer un crime contre l’humanité ? Quelle peut en être la compensation ? Qui doit payer et qui doit recevoir les dédommagements ? Le 15 février, les cicatrices de l’esclavage et de la colonisation, et les demandes de compensation qui en découlent, ont ressurgi au siège de l’Union africaine (UA), à Addis-Abeba.
« Aujourd’hui, les descendants d’Africains réduits en esclavage continuent de faire face à des disparités économiques, à des inégalités sociales, à une discrimination systémique et à des préjugés raciaux », a dénoncé John Mahama, le président du Ghana, face à ses pairs réunis en sommet. Un préjudice incommensurable pour lequel les 55 membres de l’organisation continentale ont demandé, d’une même voix, des comptes aux Etats européens et nord-américains. Les pays arabes, eux aussi impliqués dans l’esclavage, ne sont en revanche pas mentionnés.
Lire aussi l’enquête (2021) : Article réservé à nos abonnés En France, le long combat pour la mémoire de l’esclavage
« Les réparations impliquent non seulement une compensation financière, mais aussi une restitution, une réhabilitation. Il s’agit de dire la vérité, de rendre des comptes sur le passé et de redonner la possibilité à ceux qui ont été marginalisés pendant des siècles de prendre leur destin en main », a insisté le chef d’Etat ghanéen qui, avec l’Algérie, est à l’initiative d’une résolution adoptée ce jour-là et intitulée « justice pour les Africains et les personnes d’origine africaine à travers les réparations », thème retenu pour l’année 2025.
Cette question des réparations pour les préjudices passés ayant été portée par des mouvements militants et associatifs sur le continent, dans les diasporas en Europe ou par les Etats caribéens, 15 pays membres de la Communauté caribéenne (Caricom) se sont associés à la campagne.
Réparer les injustices passées
Mais la bataille s’annonce difficile pour un continent qui, dès 1993, a exigé plusieurs formes de réparations, dont l’annulation de ses dettes et la restitution des biens culturels spoliés durant la colonisation. Un appel resté lettre morte en dépit de la reconnaissance, en 2001, de la traite et de l’esclavage comme crime contre l’humanité par la France et les Nations unies lors de la conférence de Durban. La colonisation n’a pas reçu ce qualificatif.
Il a fallu attendre la mort de l’Afro-Américain George Floyd en 2020 pour noter quelques avancées sous la pression des associations antiracistes et du débat sur l’héritage colonial dans les sociétés européennes et nord-américaines. En 2024, le président du Portugal, Marcelo Rebelo de Sousa, s’est dit prêt à « payer » pour les crimes commis par son pays. Les actes attendent. Un an avant, le roi des Pays-Bas avait présenté des « excuses », quand l’Angleterre, l’Allemagne et la Belgique se sont contentées de « regrets » pour les atrocités passées. Insuffisant selon l’UA pour réparer les injustices passées.
« Vingt-cinq millions d’Africains ont été tués ou déplacés par les systèmes brutaux d’esclavage, de travail forcé et de conflits engendrés par le régime colonial », a martelé Chido Cleopatra Mpemba, envoyée de la jeunesse auprès de la Commission de l’UA, lors du sommet. Mme Mpemba a estimé le coût direct lié à l’exploitation des ressources et du travail forcé, à « environ 1 000 milliards de dollars ». Un chiffre qui reflète selon elle « le retard pris par l’Afrique pour se développer de manière indépendante ».
« Réparer, c’est regarder cette histoire en face pour comprendre les conséquences et les dynamiques de domination occidentale toujours à l’œuvre, estime pour sa part Liliane Umubyeyi, juriste et cofondatrice du groupe de réflexion African Futures Lab. C’est d’autant plus un impératif que d’anciens colonisés africains et afrodescendants ont dû indemniser des puissances coloniales pour se libérer, que ce soit Haïti avec la France ou les Congolais à la Belgique. »
Soutien opportuniste de la Russie
L’UA n’a pas encore précisé les contours de ses requêtes. Au-delà des excuses officielles exigées et des compensations financières sur lesquelles travaille un comité d’experts, la campagne actuelle vise à rétablir plus d’équité dans le système de gouvernance mondiale. Que ce soit en faisant payer les Occidentaux pour le préjudice climatique subit par l’Afrique, pourtant continent le moins pollueur de la planète. Ou pour trouver sa place au sein des institutions internationales.
« Ces organisations, qui pèsent dans la vie des Africains, ont été créées pour et par les puissances européennes et occidentales sans tenir compte de tout un continent, rappelle le Sierra-Léonais Makmid Kamara, directeur de l’ONG Reform Initiatives qui milite pour la mise en place d’une justice transitionnelle. En 2050, un quart de la population sera africain. Il est temps qu’on soit à la table des discussions. »
Lire aussi | Article réservé à nos abonnés Les compensations versées aux propriétaires d’esclaves par la France au XIXe siècle publiées en ligne
Dans l’espoir de faire entendre leur voix, les pays africains peuvent compter sur le soutien opportuniste de la Russie qui, dans sa rivalité avec l’Occident, met en avance son absence de passé colonial en Afrique. En décembre 2024, Moscou a déposé à l’Assemblée générale des Nations unies une résolution « sur l’éradication du colonialisme sous toutes ses formes ». Approuvé à 99 voix – majoritairement africaines –, contre 66 abstentions – dont l’ensemble des anciennes puissances coloniales occidentales ainsi que le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Maroc –, le texte a permis au Kremlin, non sans ironie au vu de sa guerre d’agression en Ukraine, de se présenter en défenseur des causes panafricanistes.
Reste que « l’Afrique n’a pas les moyens de contraindre les anciennes puissances coloniales à s’engager dans des réparations significatives, note Tadesse Simie Metekia, chercheur à l’ISS. Contrairement, par exemple, aux survivants juifs de l’Holocauste ou aux Américains d’origine japonaise qui ont obtenu des réparations, les pays africains n’ont pas l’influence politique, économique ou institutionnelle nécessaire pour faire pression sur les anciennes puissances coloniales afin qu’elles s’engagent dans cette voie ».
Réparation psychique
Mais alors, comment faire reconnaître le préjudice subi et surtout quelle compensation demander ? « Les demandes de réparations financières au titre de l’esclavage qui optent pour la voie judiciaire ont peu de chances d’aboutir pour le moment », pense Magali Bessone, professeure de philosophie politique à l’université Paris-I, autrice de Faire justice de l’irréparable (éd. Vrin, 2019).
« Mais des accords ont pu être trouvés en réparation de certains crimes coloniaux. La difficulté tient au fait que la logique judiciaire est assez mal armée pour répondre d’injustices historiques structurelles », précise l’universitaire. Trouver des preuves et établir une relation entre le préjudice et les torts du passé surtout quand il est lointain s’avère tout aussi ardu.
L’exigence de réparation matérielle s’accompagne aussi de demande de réparation psychique. « Nous avons besoin de soigner et de réparer notre psyché car, durant des siècles, les Européens nous ont qualifiés d’arriérés, de primitifs. Cette haine de soi, nous l’avons intégrée, juge Makimit Kamara. Mais cette guérison concerne aussi les Occidentaux afin qu’ils ne se sentent pas menacés lorsqu’une personne noire réclame réparation et pour qu’ils aient le sentiment d’avoir été pardonnés. C’est la seule façon de restaurer la dignité humaine. »
En s’emparant d’un sujet qui alimente la poussée souverainiste en Afrique, l’organisation panafricaine se retrouve face à la difficile équation de réclamer des réparations aux anciens oppresseurs dont elle est aujourd’hui largement dépendante financièrement.
Coumba Kane
Source : Le Monde
Comment réparer un crime contre l’humanité ? Quelle peut en être la compensation ? Qui doit payer et qui doit recevoir les dédommagements ? Le 15 février, les cicatrices de l’esclavage et de la colonisation, et les demandes de compensation qui en découlent, ont ressurgi au siège de l’Union africaine (UA), à Addis-Abeba.
« Aujourd’hui, les descendants d’Africains réduits en esclavage continuent de faire face à des disparités économiques, à des inégalités sociales, à une discrimination systémique et à des préjugés raciaux », a dénoncé John Mahama, le président du Ghana, face à ses pairs réunis en sommet. Un préjudice incommensurable pour lequel les 55 membres de l’organisation continentale ont demandé, d’une même voix, des comptes aux Etats européens et nord-américains. Les pays arabes, eux aussi impliqués dans l’esclavage, ne sont en revanche pas mentionnés.
Lire aussi l’enquête (2021) : Article réservé à nos abonnés En France, le long combat pour la mémoire de l’esclavage
« Les réparations impliquent non seulement une compensation financière, mais aussi une restitution, une réhabilitation. Il s’agit de dire la vérité, de rendre des comptes sur le passé et de redonner la possibilité à ceux qui ont été marginalisés pendant des siècles de prendre leur destin en main », a insisté le chef d’Etat ghanéen qui, avec l’Algérie, est à l’initiative d’une résolution adoptée ce jour-là et intitulée « justice pour les Africains et les personnes d’origine africaine à travers les réparations », thème retenu pour l’année 2025.
Cette question des réparations pour les préjudices passés ayant été portée par des mouvements militants et associatifs sur le continent, dans les diasporas en Europe ou par les Etats caribéens, 15 pays membres de la Communauté caribéenne (Caricom) se sont associés à la campagne.
Réparer les injustices passées
Mais la bataille s’annonce difficile pour un continent qui, dès 1993, a exigé plusieurs formes de réparations, dont l’annulation de ses dettes et la restitution des biens culturels spoliés durant la colonisation. Un appel resté lettre morte en dépit de la reconnaissance, en 2001, de la traite et de l’esclavage comme crime contre l’humanité par la France et les Nations unies lors de la conférence de Durban. La colonisation n’a pas reçu ce qualificatif.
Il a fallu attendre la mort de l’Afro-Américain George Floyd en 2020 pour noter quelques avancées sous la pression des associations antiracistes et du débat sur l’héritage colonial dans les sociétés européennes et nord-américaines. En 2024, le président du Portugal, Marcelo Rebelo de Sousa, s’est dit prêt à « payer » pour les crimes commis par son pays. Les actes attendent. Un an avant, le roi des Pays-Bas avait présenté des « excuses », quand l’Angleterre, l’Allemagne et la Belgique se sont contentées de « regrets » pour les atrocités passées. Insuffisant selon l’UA pour réparer les injustices passées.
« Vingt-cinq millions d’Africains ont été tués ou déplacés par les systèmes brutaux d’esclavage, de travail forcé et de conflits engendrés par le régime colonial », a martelé Chido Cleopatra Mpemba, envoyée de la jeunesse auprès de la Commission de l’UA, lors du sommet. Mme Mpemba a estimé le coût direct lié à l’exploitation des ressources et du travail forcé, à « environ 1 000 milliards de dollars ». Un chiffre qui reflète selon elle « le retard pris par l’Afrique pour se développer de manière indépendante ».
« Réparer, c’est regarder cette histoire en face pour comprendre les conséquences et les dynamiques de domination occidentale toujours à l’œuvre, estime pour sa part Liliane Umubyeyi, juriste et cofondatrice du groupe de réflexion African Futures Lab. C’est d’autant plus un impératif que d’anciens colonisés africains et afrodescendants ont dû indemniser des puissances coloniales pour se libérer, que ce soit Haïti avec la France ou les Congolais à la Belgique. »
Soutien opportuniste de la Russie
L’UA n’a pas encore précisé les contours de ses requêtes. Au-delà des excuses officielles exigées et des compensations financières sur lesquelles travaille un comité d’experts, la campagne actuelle vise à rétablir plus d’équité dans le système de gouvernance mondiale. Que ce soit en faisant payer les Occidentaux pour le préjudice climatique subit par l’Afrique, pourtant continent le moins pollueur de la planète. Ou pour trouver sa place au sein des institutions internationales.
« Ces organisations, qui pèsent dans la vie des Africains, ont été créées pour et par les puissances européennes et occidentales sans tenir compte de tout un continent, rappelle le Sierra-Léonais Makmid Kamara, directeur de l’ONG Reform Initiatives qui milite pour la mise en place d’une justice transitionnelle. En 2050, un quart de la population sera africain. Il est temps qu’on soit à la table des discussions. »
Lire aussi | Article réservé à nos abonnés Les compensations versées aux propriétaires d’esclaves par la France au XIXe siècle publiées en ligne
Dans l’espoir de faire entendre leur voix, les pays africains peuvent compter sur le soutien opportuniste de la Russie qui, dans sa rivalité avec l’Occident, met en avance son absence de passé colonial en Afrique. En décembre 2024, Moscou a déposé à l’Assemblée générale des Nations unies une résolution « sur l’éradication du colonialisme sous toutes ses formes ». Approuvé à 99 voix – majoritairement africaines –, contre 66 abstentions – dont l’ensemble des anciennes puissances coloniales occidentales ainsi que le Sénégal, la Côte d’Ivoire et le Maroc –, le texte a permis au Kremlin, non sans ironie au vu de sa guerre d’agression en Ukraine, de se présenter en défenseur des causes panafricanistes.
Reste que « l’Afrique n’a pas les moyens de contraindre les anciennes puissances coloniales à s’engager dans des réparations significatives, note Tadesse Simie Metekia, chercheur à l’ISS. Contrairement, par exemple, aux survivants juifs de l’Holocauste ou aux Américains d’origine japonaise qui ont obtenu des réparations, les pays africains n’ont pas l’influence politique, économique ou institutionnelle nécessaire pour faire pression sur les anciennes puissances coloniales afin qu’elles s’engagent dans cette voie ».
Réparation psychique
Mais alors, comment faire reconnaître le préjudice subi et surtout quelle compensation demander ? « Les demandes de réparations financières au titre de l’esclavage qui optent pour la voie judiciaire ont peu de chances d’aboutir pour le moment », pense Magali Bessone, professeure de philosophie politique à l’université Paris-I, autrice de Faire justice de l’irréparable (éd. Vrin, 2019).
« Mais des accords ont pu être trouvés en réparation de certains crimes coloniaux. La difficulté tient au fait que la logique judiciaire est assez mal armée pour répondre d’injustices historiques structurelles », précise l’universitaire. Trouver des preuves et établir une relation entre le préjudice et les torts du passé surtout quand il est lointain s’avère tout aussi ardu.
L’exigence de réparation matérielle s’accompagne aussi de demande de réparation psychique. « Nous avons besoin de soigner et de réparer notre psyché car, durant des siècles, les Européens nous ont qualifiés d’arriérés, de primitifs. Cette haine de soi, nous l’avons intégrée, juge Makimit Kamara. Mais cette guérison concerne aussi les Occidentaux afin qu’ils ne se sentent pas menacés lorsqu’une personne noire réclame réparation et pour qu’ils aient le sentiment d’avoir été pardonnés. C’est la seule façon de restaurer la dignité humaine. »
En s’emparant d’un sujet qui alimente la poussée souverainiste en Afrique, l’organisation panafricaine se retrouve face à la difficile équation de réclamer des réparations aux anciens oppresseurs dont elle est aujourd’hui largement dépendante financièrement.
Coumba Kane
Source : Le Monde