
’Maaouya me semblait très simple, très correct, très ouvert. Il avait toujours manifesté un respect réel qui tranchait, par rapport au reste, pour Baro et pour moi’’
Dans la deuxième partie de l’entretien qu’il a accordé à Ould Kaïge une année jour pour jour avant son investiture (soit le 19 avril 2006), Sidi Ould Cheikh Abdallah, qui n’était à ce moment là qu’un candidat déclaré à la présidentielle de 2007, revient sur le putsch de 1978, sur la période qu’il a passée au gouvernement de Ould Taya, analyse quelques facettes de la personnalité de l’ancien chef d’Etat et évoque la situation du pays.
Dans la première partie de cet entretien, publié dans notre dernière livraison, Sidi avait parlé de feu Moktar Ould Daddah, de la guerre du Sahara et de la nationalisation de la Miferma
Comment expliquez-vous que vous n’ayez pas senti venir, formellement, le putsch? Et comment l’avez-vous vécu?
Acceptez-vos l’argumentation du Président qui est de dire : je me laisse tomber et les militaires feront mieux la guerre, puisque je suis un prétexte pour qu’ils ne la fassent pas…
Moi, je n’ai pas senti les choses comme ça. Je sentais que cela n’allait pas, et qu’il y avait un certain nombre de choses qui ne tournaient pas comme je le souhaitais. Dans ce genre de situation, ce n’est pas le moment de penser trop à soi … Je ne vous cache pas qu’il m’ait arrivé en un moment donné l’idée de quitter le gouvernement, que je serais content si je pouvais partir de tout cela. Mais aussitôt après, je me suis dit : quand même! On ne fait pas ça. J’en ai même parlé avec Ahmed Ould Mohamed Salah. Cela devait être en 1978. Quelques mois avant le coup.
Et Ahmed Ould Mohamed Salah avait été un peu rétrogradé à l’époque.
Oui. Moi-même, j’ai été rétrogradé, dans une certaine mesure, au mois de Janvier. La signification que je lui accorde est limitée. Le Président découvre qu’il y a d’autres compatriotes, qui semblent avoir été laissés un peu dehors, et il éprouve le besoin de les rapprocher pour leur dire : je n’ai absolument rien contre vous! Venez! Et si vous pouvez apporter quelque chose, apportez-le!
Et les militaires, vous leur parliez au cours de cette époque?
Non … je pense que c’est une affaire de promotionnaires. Nous n’avions pas de relations entre civils et militaires. Les militaires étaient très civils, c’est-à-dire qu’en dehors de sa caserne, l’officier était un civil, un citoyen ordinaire. Et alors il se retrouvait avec son milieu. Les promotionnaires, par exemple Rajel (feu Ishagh Ould Rajel, NDLR) dont vous m’avez parlé, le directeur des Mines, était très grand ami d’Haïdalla… Moi, comme j’étais d’une génération qui venait avant les militaires, je n’avais pas de contact avec eux, je ne parlais pas avec eux.
Travailler avec Ould Taya
Changeons complètement d’ambiance. Comment arrivez-vous à travailler avec les militaires, mais après un assez long temps d’observation : entre 1978 et 1986, vous ne prenez pas de service.
C’est très simple. Je suis parti. J’étais conseiller au Fonds koweitien de développement, à Koweït de 1982 jusqu’au moment où Maaouya m’a appelé. Alors quand il m’a appelé, c’était un jeudi… j’ai demandé qu’on me donne un délai jusqu’à samedi pour réfléchir. J’aurais voulu avoir les avis d’un certain nombre de personnes qui comptent pour moi, mais c’était très difficile les communications, il n’y avait pas le téléphone comme maintenant. Et du Koweït, on n’arrivait pas à communiquer avec la Mauritanie.
Alors, comment vous a-t-on appelé ?
J’étais à la cuisine, parce que chez les Orientaux, dans leur maison, ils font de très grandes cuisines et quand ils n’ont pas d’hôtes, la mère de maison préfère avoir sa famille autour d’elle et ses casseroles pas très loin, une table où l’on mange. On était là-bas, un jeudi, il y avait les enfants… et c’est Louleid qui m’a appelé pour me dire que le Président souhaite que j’accepte un poste dans son gouvernement, dont d’ailleurs le secrétaire général est votre ami Baro Abdoulaye, dira-t-il. Le Président voudrait vous proposer le ministère de l’Hydraulique et de l’Energie. –Il faut que je réfléchisse– Maintenant que tout le monde est nommé, c’est bloqué à cause de vous.
Alors, entre jeudi et samedi, j’ai réfléchi. Quand il y a eu le coup d’Etat (celui de Décembre 1984 par lequel Ould Taya renversant Haïdalla absent, le supplante, NDLR) – un an auparavant… le directeur général du Fonds koweitien m’a demandé une analyse qui, d’ailleurs, par la suite ne s’est pas révélée juste. Je ne le connais pas, mais je pense qu’il est d’un milieu tribal, en Mauritanie, dont l’influence sur lui pourra m’apparaître bénéfique. Ce sont des gens d’une tribu moyenne, commerçante, qui a la tradition d’avoir de bonnes relations avec les gens. C’est peut-être un élément rassurant.
Quelques mois après, il m’a envoyé un parent pour me proposer la direction de la Société de commercialisation des produits de la pêche. Je lui ai répondu que je m’excusais, et que cela me dérangeait.
Les deux idées qui m’ont fait prendre la décision sont les suivantes. Pas une de plus. La première est que je me suis dit : quand les militaires sont venus en 1978, ils ont voulu vraiment créer un fossé entre l’ancien pouvoir et – disons – le monde qu’ils ont mis en place Et, pour pouvoir le faire, ils ont raconté plein d’histoires fausses. Si cela peut être le début de la résorption de cette fracture qu’ils ont voulu créer, moi, je trouve cela très bien. Deuxième idée, elle est très bête. Pour la première fois de ma vie, je vivais sans avoir des fins de mois difficiles. Parce que pendant toute la période où j’étais au gouvernement et après, j’ai toujours eu des fins de mois très difficiles.
Parce que tout le monde vous pompait?
Et je n’avais pas même ce que l’on me donnait. Vous savez : à partir du moment où vous ne prenez pas autre chose que ce que l’on vous donne comme salaire…c’est peu! En fait, on pompait dans quelque chose qui déjà n’était pas important. J’ai eu un problème de conscience. Est-ce que je ne vais pas refuser de servir mon pays pour des raisons égoïstes et personnelles? Est-ce que je ne vais pas être poussé par le fait qu’ici je suis bien? Réellement, ma décision a été prise en partant de ces deux éléments. Par contre, je ne savais rien sur ce que Maaouya faisait.
Il est vrai que je l’avais vu auparavant, quand j’étais au Fonds koweitien. J’étais venu avec le directeur général, et – lui – il a demandé à ce que je vienne le voir. C’était pour parler de la coopération. Et puis, après, il m’a dit : est-ce qu’il y a quelque chose que vous voulez me dire? J’ai dit : non! Ce qui me semble le plus important, c’est ce que vous, Monsieur le Président, vous pouvez me dire. Moi, je pars à l’étranger et j’aimerais savoir ce que vous voyez… comment vous voyez la situation? Et il m’avait dit une chose qui m’apparut pleine de bon sens, à ce moment-là. Il m’a dit : ‘’vous avez des gens ici… vous avez vos amis et particulièrement : votre ami, tel – il parlait d’Ahmed Sidi Baba : ils veulent la démocratie, la démocratie. La démocratie… la démocratie… moi, je veux bien mais tant qu’on n’a pas fait une administration, il y a un minimum de capacité de gérer… la démocratie, ça ne pourra pas marcher. Je vais donc m’y employer mais pas avec la vitesse de… -une manière de dire qu’il l’agace un peu – pas avec la vitesse que vos amis veulent’’. Je lui ai alors donné un conseil. Je lui ai dit : Monsieur le Président, je vous parle avec l’esprit de quelqu’un qui vient d’une institution de financement international. Vous pouvez parfaitement bien – et cela ne concerne que vous et votre appréciation –changer vos ministres comme vous le voulez, mais si vous pouvez faire un peu de stabilité au niveau de votre administration et de vos directions, ce sera mieux. Quand quelqu’un est dans un poste depuis un certain temps, il est connu par les gens à l’extérieur, et s’il n’est pas particulièrement mauvais, il aura capitalisé un certain nombre de connaissances qui peuvent aider beaucoup à résoudre des problèmes et cela s’est arrêté là. C’était à l’occasion de l’assemblée de l’O.M.V.S., en Février 1985 : quelques mois après sa prise du pouvoir
Quand je suis revenu ici participer au gouvernement –pendant sept mois, c’était pour moi un véritable enchantement. Je travaillais avec Baro. Ould Taya me semblait très… très simple, très correct, très ouvert. Et je ne sais pas pourquoi je me suis imaginé cela, parce que, quand je me souviens… j’avais eu l’impression que les choses que je voyais, qui n’allaient pas bien, que cela allait se résoudre, que c’était parce qu’il avait encore avec lui d’autres militaires dont il allait se débarrasser. A l’époque, il avait d’ailleurs manifesté un respect réel qui tranchait, par rapport au reste, pour Baro et pour moi.
Et puis, en Août, il y a eu les négro-africains, enfin des Mauritaniens qui avaient sorti un manifeste ou un document en 1986…
«Le négro-mauritanien opprimé»?
Oui. Je ne parlais pas avec les politiques, je m’occupais de mon ministère. Je suis resté en dehors de l’équipe, qui était plus jeune que moi. Je m’occupais de mon ministère pour lequel j’avais les mains libres, en tout cas par rapport à lui. Beaucoup de difficultés par rapport à la société, aux opérateurs, mais pas par rapport à lui. A partir de ce moment-là, j’ai senti quelque chose qui ne me plaisait pas beaucoup. Une fois, par exemple, je suis venu le voir, et je lui ai dit : Monsieur le Président, je vais vous parler de quelque chose, dont je ne voudrais pas parler si je ne l’avais entendu que dans la rue, mais je l’ai entendu avec certains de mes collègues ministres, et cela c’est grave. Nous, en tant qu’Etat, tous nos textes, tout ce que nous avons, ne reconnaissent que les individus, nous ne connaissons ni ethnie, ni tribu, ni communauté, ni quoi que ce soit. Et lorsque j’entends des gens responsables dire : les Ouolofs, c’est des gens bien, mais les Toucouleurs c’est des gens mauvais, cela m’inquiète. Si l’on n’y prend garde, cela peut être une glissade dangereuse pour nous. Je conçois parfaitement bien que nous puissions arrêter encore vingt Toucouleurs ou vingt Maures, les arrêter tous, mais en étant sûr que chacun d’entre eux, on l’arrête pour une raison précise, qui lui est propre. Je ne faisais pas mouche : il m’a écouté poliment…J’ai senti qu’il ne condamnait pas forcément… il ne voyait pas de la même manière le danger que moi je voyais dans le fait – pour des gens qui sont au pouvoir…
Au début, et en particulier, pour moi qui m’occupais des affaires économiques, j’avais le sentiment qu’il y avait une réelle ouverture sur ces problèmes, pour les comprendre.
C’était un homme qui vous paraissait avoir pris l’expérience du pouvoir, et être intelligent et comprendre les dossiers ?
Oui, c’était un homme qui paraissait… d’abord, très calme…, il écoutait, en tout cas d’expérience avec moi, il présidait relativement bien le conseil. Il n’avait peut-être pas ce que j’avais en vue à cette époque, cette attitude chez le président Moktar qui faisait qu’il n’était jamais à l’aise tant qu’ il avait le sentiment que quelqu’un voulait dire quelque chose qu’il n’avait pas dit… mais je n’avais pas constaté d’attitude très particulière… une ou deux fois, un certain énervement contre certains ministres. Par rapport à un certain système d’éducation qui est le mien, j’aurais préféré ne pas voir ça. Mais comme je vous l’ai dit, toujours un grand respect, une très grande considération pour Baro et pour moi, qui tranchait réellement avec le reste. Une fois, il m’est arrivé de lui dire : Monsieur le Président, je suis très surpris. Je m’étais rendu compte que… quand il y avait une ambassade qui invitait, on constituait une délégation. Monsieur le Président, cela me surprend. L’une des meilleures choses qu’on peut avoir ici, ce sont ces occasions où les Mauritaniens, les responsables rencontrent les étrangers qui sont là, discutent de choses et d’autres. Alors, il m’a dit : vous, et M. Baro, vous pouvez aller n’importe où, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. J’ai senti qu’il y avait une sorte de défiance vis-à-vis d’autres. Je ne sais pas pourquoi.
A partir de ce moment-là, j’ai senti que, par rapport au problème ethnique, il avait une attitude très en retrait par rapport à ce que personnellement je souhaitais. Mais comme on ne parlait pas de politique, je ne voulais pas me mêler de politique, je me concentrais sur mes problèmes. Il se trouve qu’après… il a fait un changement. C’est justement à l’occasion de ce remaniement du gouvernement, après cette affaire du document-là, du «négro-africain opprimé», qu’il a changé. Il a fait partir Anne Amadou Babali.
Le ministre de l’Intérieur, Anne Amadou, qui, je crois, est quelqu’un de très bien.
Oui, je crois. J’ai avec lui des relations personnelles. Puis j’ai continué à travailler. Quand je suis arrivé dans ce ministère des Pêches, il m’est apparu très clairement qu’il y avait urgence à vouloir préserver la ressource. Et je m’y suis employé pleinement, en évitant de ne pas la surexploiter. C’était une politique qui était mal vue par tout le monde. Elle était mal vue par les gens qui venaient ici demander des licences de pêche. Elle était mal vue par les opérateurs économiques mauritaniens, qui trouvaient avec des Canariens, des Espagnols, des formules d’arrangement pour l’achat de bateaux.
Vous êtes devenu extrêmement gênant.
Tout à fait.
Il vous avait donné le choix de changer de portefeuille?
Non, non Je lui avais dit –quand il m’a nommé au ministère des Pêches… je n’étais pas au courant. Alors, je vais le voir et je lui dis : Monsieur le Président, vraiment je voudrais vous dire que je n’ai pas beaucoup apprécié de n’avoir pas été informé. Il m’a dit : excusez-moi. Franchement, je croyais que pour un changement interne de ministère – quand on est déjà au gouvernement –, je pouvais ne pas vous en parler.
Est-ce que vous sentiez, d’une part, l’influence du Comité militaire sur la marche des affaires, et est-ce que, d’autre part, l’ombre de Moktar traversait son esprit?
Je n’ai pas senti l’une et l’autre, à mon niveau. Une fois, il m’a dit comme ça… parce que j’avais fait remarquer que nos possibilités ne nous permettent pas d’autoriser des navires. Il y avait beaucoup de navires et de demandes : ‘’mais, moi, je ne comprends pas. Vous nous avez toujours dit que ces côtes… on nous a toujours dit que ces côtes étaient les plus poissonneuses du monde, et l’on m’a dit que, même de votre temps, il y avait jusqu’à six cent bateaux qui pêchaient, et maintenant vous voulez qu’on bloque tout cela, une centaine de congélateurs…’’ J’ai senti là que c’était une référence à l’ancien système. Mais autrement, non …
Les militaires, j’ai senti cela. Une fois, d’ailleurs, j’étais parti en mission. C’est lui qui m’avait envoyé porteur de messages pour un certain nombre de chefs d’Etat africains. Et puis, il y a eu tout un problème de scandale après mon départ. Ils ont arrêté un certain nombre de navires dont ils ont dit qu’ils faisaient des transbordements en mer, ce qui était interdit. Et alors, avant que je ne revienne, il a confié l’affaire à un membre du Comité comme président, qui était le responsable des problèmes économiques au sein du Comité militaire de l’époque. Quand je suis revenu, on a eu une première réunion… qui ne m’a pas plu. … il y avait des propos que je ne comprenais pas très bien. Je lui ai dit : Monsieur le Président, s’il y a des aspects politiques dans cette affaire, j’aimerais en être dégagé, parce que je ne me sens pas la capacité de pouvoir les gérer. S’il y a des aspects simplement économiques, techniques, de gestion, j’ai un certain contexte et je peux assurer correctement l’application. Le lendemain, il avait totalement changé. Il a sorti complètement le monsieur de l’affaire, et puis il m’a laissé le dossier, mais disons que – à partir du mois de Mars de l’année suivante, cela n’allait plus. J’étais entré dans ce ministère en Septembre. Il ne me faisait plus confiance et nos relations s’étaient dégradées.
Cela a été finalement assez court.
Oui, je suis resté jusqu’en Septembre 1987 : j’ai fait au total, peut-être une vingtaine de mois avec lui, et je suis parti. Pendant cette période, il n’était pas le Maaouya qu’il est devenu par la suite, tel que les gens en parlent maintenant. Il n’avait pas cette autorité par laquelle il écrasait tout le monde, il n’avait pas cette relation avec les gens, dont on parle… dont on a parlé ces derniers temps.
Comment expliquez-vous qu’il ait changé, alors qu’il a essayé de mettre en place la démocratie, la Constitution. On m’a dit que c’était vraiment de façade…
Je ne sais pas… pour n’importe quel homme, qui a une responsabilité quelconque, je pense que si l’on n’est pas soumis à quelque chose qui vous dépasse, qui est plus fort que vous… les dérapages sont très faciles. Surtout quand vous êtes avec une population qui peut vous donner les apparences de l’attrait que tout ce que vous dites, est bon… Je crois qu’il a assez vite compris que s’il met les gens en situation de dépendance psychologique et matérielle c’est la meilleure manière de les tenir. Il s’est employé à ça, il s’est employé à prendre des gens et à faire de sorte que ces gens-là, en fin de compte, ne dépendent que de lui. Autrement dit – moi, je n’ai pas vécu cela, mais l’on m’a dit… il y a beaucoup de gens sérieux qui m’ont dit que cela ne lui posait aucun problème que des responsables s’enrichissent de façon illégale. Il n’aimait pas beaucoup les gens qui n’ont pas avec lui cette relation de dépendance. Si vous gardez votre autonomie, si vous avez vos idées, s’il n’est pas sûr de vous faire passer par ce par quoi il veut vous faire passer, je crois que vous ne l’intéressez pas beaucoup. Les psychologues, les psychiatres pourront un jour – peut-être et en se basant sur le personnage – caractériser tout cela.
Alors, comment est-ce que vous expliquez tout de même qu’il ait essayé de faire une démocratie de façade d’une part et qu’ensuite, il soit tombé d’autre part? Parce que son système psychologique tenait bien?
Il tenait bien. Son système…tant que cela marche, mais c’est un peu comme le château de cartes, il suffit qu’il y ait un petit truc.
Société actuelle et partis politiques
Vous ne pouvez pas imaginer un départ de Maaouya dans des conditions plus favorables. Meilleures que celles-là. Vraiment, je ne le pense pas. Il est parti. Les militaires qui sont maintenant venus, ne semblent pas avoir d’arrière-pensées par rapport à ce qu’ils ont dit. Je pense donc qu’ils vont faire tout pour conduire ce processus à son terme. Jusqu’au moment où je vous parle – ils se sont très bien tenus par rapport au fait de vouloir peser d’une manière ou d’une autre sur ce qui est déjà entamé dans le cadre du processus.
Je pense que la société mauritanienne d’aujourd’hui est une société où les gens sont habitués, depuis que la démocratie est là, du moins pour un très grand nombre d’entre eux, à aller là où ils pensent que l’administration veut qu’ils aillent. Je pense que tous ces gens-là – beaucoup d’entre eux – sont toujours dans l’expectative parce qu’ils n’arrivent pas encore à croire totalement au fait que les militaires n’auront pas de parti-pris.
Je crois que nous sommes dans une société dans laquelle en fait, il n’y a pas actuellement de séparation nette par rapport au projet de société. Vous prenez par exemple un parti, comme l’ancien parti d’Ould Taya. C’est un parti qui était le parti, donc, au pouvoir. Par conséquent qui est responsable… peut être tenu comme responsable de ce qui s’est fait. Mais lorsque vous allez au-delà de ça, vous vous rendez compte que, jusqu’à présent, pour ce qu’il en reste, c’est un parti qui a des caractéristiques intéressantes, parce qu’il est présent partout dans le pays.
Il a encore son infrastructure.
Non, ce n’est pas ce que je veux dire, comprenez-moi bien. Ce que je veux dire, c’est que par rapport à cette unité nationale que nous, nous voulons, toutes les composantes y sont. Vous comprenez ce que je veux dire.
Parfaitement représentatif de l’ensemble mauritanien.
De l’ensemble des Mauritaniens. A l’intérieur de ce parti, vous avez ce qu’on peut appeler les intellectuels. Vous avez, dans ce parti, un nombre considérable d’intellectuels. Vous avez un parti qui n’a jamais été un parti, tout ce monde-là était là… avec le pouvoir et suivait le pouvoir et globalement ce monde a commis une très grave faute, c’est qu’il a toujours été disponible pour justifier et soutenir ce que le pouvoir faisait.
Vous avez d’autres partis : de l’opposition, de ce qui s’appelle l’opposition. En fait, moi, tels que je les vois, ces partis ne diffèrent pas beaucoup les uns des autres. Mais il y a des hommes qui diffèrent de Maaouya, réellement. Il y a des hommes intéressants, qui sont des responsables de partis, mais je ne suis pas persuadé que les partis eux-mêmes soient tout à fait très différents. C’est-à-dire qu’ils soient tout porteurs d’un projet de société, largement partagé au niveau des militants. Nous sommes actuellement dans une situation très complexe. Vous pouvez, par exemple, avoir un parti aujourd’hui et on va vous dire qu’il y a telle tribu.qui va rentrer là-dedans et les gens du parti sont très contents que la tribu vienne. Ce qui pourra être intéressant, on ne peut pas le savoir à travers les partis eux-mêmes. Peut-être le savoir à travers des hommes. Je considère personnellement qu’Ahmed Ould Daddah est un homme très sérieux…
… Vous avez travaillé avec lui.
Je considère qu’Ahmed Ould Sidi Baba est un homme sérieux, qu’il a un peu ce handicap d’être de la tribu à laquelle appartenait Maaouya et que probablement les Mauritaniens veulent changer.
Je considère que Messaoud est un homme sérieux, il a une vision particulière… c’est un homme qui pourrait – dans l‘état actuel des choses, peut-être est-il trop tôt pour qu’il devienne chef – mais je pense qu’il n’est pas trop tôt pour qu’il joue un rôle important.
Propos recueillis par Bertrand Fessard de Foucault (Ould Kaïge)
Le Calame
Via Mauritanieweb
(M)
Dans la deuxième partie de l’entretien qu’il a accordé à Ould Kaïge une année jour pour jour avant son investiture (soit le 19 avril 2006), Sidi Ould Cheikh Abdallah, qui n’était à ce moment là qu’un candidat déclaré à la présidentielle de 2007, revient sur le putsch de 1978, sur la période qu’il a passée au gouvernement de Ould Taya, analyse quelques facettes de la personnalité de l’ancien chef d’Etat et évoque la situation du pays.
Dans la première partie de cet entretien, publié dans notre dernière livraison, Sidi avait parlé de feu Moktar Ould Daddah, de la guerre du Sahara et de la nationalisation de la Miferma
Comment expliquez-vous que vous n’ayez pas senti venir, formellement, le putsch? Et comment l’avez-vous vécu?
Acceptez-vos l’argumentation du Président qui est de dire : je me laisse tomber et les militaires feront mieux la guerre, puisque je suis un prétexte pour qu’ils ne la fassent pas…
Moi, je n’ai pas senti les choses comme ça. Je sentais que cela n’allait pas, et qu’il y avait un certain nombre de choses qui ne tournaient pas comme je le souhaitais. Dans ce genre de situation, ce n’est pas le moment de penser trop à soi … Je ne vous cache pas qu’il m’ait arrivé en un moment donné l’idée de quitter le gouvernement, que je serais content si je pouvais partir de tout cela. Mais aussitôt après, je me suis dit : quand même! On ne fait pas ça. J’en ai même parlé avec Ahmed Ould Mohamed Salah. Cela devait être en 1978. Quelques mois avant le coup.
Et Ahmed Ould Mohamed Salah avait été un peu rétrogradé à l’époque.
Oui. Moi-même, j’ai été rétrogradé, dans une certaine mesure, au mois de Janvier. La signification que je lui accorde est limitée. Le Président découvre qu’il y a d’autres compatriotes, qui semblent avoir été laissés un peu dehors, et il éprouve le besoin de les rapprocher pour leur dire : je n’ai absolument rien contre vous! Venez! Et si vous pouvez apporter quelque chose, apportez-le!
Et les militaires, vous leur parliez au cours de cette époque?
Non … je pense que c’est une affaire de promotionnaires. Nous n’avions pas de relations entre civils et militaires. Les militaires étaient très civils, c’est-à-dire qu’en dehors de sa caserne, l’officier était un civil, un citoyen ordinaire. Et alors il se retrouvait avec son milieu. Les promotionnaires, par exemple Rajel (feu Ishagh Ould Rajel, NDLR) dont vous m’avez parlé, le directeur des Mines, était très grand ami d’Haïdalla… Moi, comme j’étais d’une génération qui venait avant les militaires, je n’avais pas de contact avec eux, je ne parlais pas avec eux.
Travailler avec Ould Taya
Changeons complètement d’ambiance. Comment arrivez-vous à travailler avec les militaires, mais après un assez long temps d’observation : entre 1978 et 1986, vous ne prenez pas de service.
C’est très simple. Je suis parti. J’étais conseiller au Fonds koweitien de développement, à Koweït de 1982 jusqu’au moment où Maaouya m’a appelé. Alors quand il m’a appelé, c’était un jeudi… j’ai demandé qu’on me donne un délai jusqu’à samedi pour réfléchir. J’aurais voulu avoir les avis d’un certain nombre de personnes qui comptent pour moi, mais c’était très difficile les communications, il n’y avait pas le téléphone comme maintenant. Et du Koweït, on n’arrivait pas à communiquer avec la Mauritanie.
Alors, comment vous a-t-on appelé ?
J’étais à la cuisine, parce que chez les Orientaux, dans leur maison, ils font de très grandes cuisines et quand ils n’ont pas d’hôtes, la mère de maison préfère avoir sa famille autour d’elle et ses casseroles pas très loin, une table où l’on mange. On était là-bas, un jeudi, il y avait les enfants… et c’est Louleid qui m’a appelé pour me dire que le Président souhaite que j’accepte un poste dans son gouvernement, dont d’ailleurs le secrétaire général est votre ami Baro Abdoulaye, dira-t-il. Le Président voudrait vous proposer le ministère de l’Hydraulique et de l’Energie. –Il faut que je réfléchisse– Maintenant que tout le monde est nommé, c’est bloqué à cause de vous.
Alors, entre jeudi et samedi, j’ai réfléchi. Quand il y a eu le coup d’Etat (celui de Décembre 1984 par lequel Ould Taya renversant Haïdalla absent, le supplante, NDLR) – un an auparavant… le directeur général du Fonds koweitien m’a demandé une analyse qui, d’ailleurs, par la suite ne s’est pas révélée juste. Je ne le connais pas, mais je pense qu’il est d’un milieu tribal, en Mauritanie, dont l’influence sur lui pourra m’apparaître bénéfique. Ce sont des gens d’une tribu moyenne, commerçante, qui a la tradition d’avoir de bonnes relations avec les gens. C’est peut-être un élément rassurant.
Quelques mois après, il m’a envoyé un parent pour me proposer la direction de la Société de commercialisation des produits de la pêche. Je lui ai répondu que je m’excusais, et que cela me dérangeait.
Les deux idées qui m’ont fait prendre la décision sont les suivantes. Pas une de plus. La première est que je me suis dit : quand les militaires sont venus en 1978, ils ont voulu vraiment créer un fossé entre l’ancien pouvoir et – disons – le monde qu’ils ont mis en place Et, pour pouvoir le faire, ils ont raconté plein d’histoires fausses. Si cela peut être le début de la résorption de cette fracture qu’ils ont voulu créer, moi, je trouve cela très bien. Deuxième idée, elle est très bête. Pour la première fois de ma vie, je vivais sans avoir des fins de mois difficiles. Parce que pendant toute la période où j’étais au gouvernement et après, j’ai toujours eu des fins de mois très difficiles.
Parce que tout le monde vous pompait?
Et je n’avais pas même ce que l’on me donnait. Vous savez : à partir du moment où vous ne prenez pas autre chose que ce que l’on vous donne comme salaire…c’est peu! En fait, on pompait dans quelque chose qui déjà n’était pas important. J’ai eu un problème de conscience. Est-ce que je ne vais pas refuser de servir mon pays pour des raisons égoïstes et personnelles? Est-ce que je ne vais pas être poussé par le fait qu’ici je suis bien? Réellement, ma décision a été prise en partant de ces deux éléments. Par contre, je ne savais rien sur ce que Maaouya faisait.
Il est vrai que je l’avais vu auparavant, quand j’étais au Fonds koweitien. J’étais venu avec le directeur général, et – lui – il a demandé à ce que je vienne le voir. C’était pour parler de la coopération. Et puis, après, il m’a dit : est-ce qu’il y a quelque chose que vous voulez me dire? J’ai dit : non! Ce qui me semble le plus important, c’est ce que vous, Monsieur le Président, vous pouvez me dire. Moi, je pars à l’étranger et j’aimerais savoir ce que vous voyez… comment vous voyez la situation? Et il m’avait dit une chose qui m’apparut pleine de bon sens, à ce moment-là. Il m’a dit : ‘’vous avez des gens ici… vous avez vos amis et particulièrement : votre ami, tel – il parlait d’Ahmed Sidi Baba : ils veulent la démocratie, la démocratie. La démocratie… la démocratie… moi, je veux bien mais tant qu’on n’a pas fait une administration, il y a un minimum de capacité de gérer… la démocratie, ça ne pourra pas marcher. Je vais donc m’y employer mais pas avec la vitesse de… -une manière de dire qu’il l’agace un peu – pas avec la vitesse que vos amis veulent’’. Je lui ai alors donné un conseil. Je lui ai dit : Monsieur le Président, je vous parle avec l’esprit de quelqu’un qui vient d’une institution de financement international. Vous pouvez parfaitement bien – et cela ne concerne que vous et votre appréciation –changer vos ministres comme vous le voulez, mais si vous pouvez faire un peu de stabilité au niveau de votre administration et de vos directions, ce sera mieux. Quand quelqu’un est dans un poste depuis un certain temps, il est connu par les gens à l’extérieur, et s’il n’est pas particulièrement mauvais, il aura capitalisé un certain nombre de connaissances qui peuvent aider beaucoup à résoudre des problèmes et cela s’est arrêté là. C’était à l’occasion de l’assemblée de l’O.M.V.S., en Février 1985 : quelques mois après sa prise du pouvoir
Quand je suis revenu ici participer au gouvernement –pendant sept mois, c’était pour moi un véritable enchantement. Je travaillais avec Baro. Ould Taya me semblait très… très simple, très correct, très ouvert. Et je ne sais pas pourquoi je me suis imaginé cela, parce que, quand je me souviens… j’avais eu l’impression que les choses que je voyais, qui n’allaient pas bien, que cela allait se résoudre, que c’était parce qu’il avait encore avec lui d’autres militaires dont il allait se débarrasser. A l’époque, il avait d’ailleurs manifesté un respect réel qui tranchait, par rapport au reste, pour Baro et pour moi.
Et puis, en Août, il y a eu les négro-africains, enfin des Mauritaniens qui avaient sorti un manifeste ou un document en 1986…
«Le négro-mauritanien opprimé»?
Oui. Je ne parlais pas avec les politiques, je m’occupais de mon ministère. Je suis resté en dehors de l’équipe, qui était plus jeune que moi. Je m’occupais de mon ministère pour lequel j’avais les mains libres, en tout cas par rapport à lui. Beaucoup de difficultés par rapport à la société, aux opérateurs, mais pas par rapport à lui. A partir de ce moment-là, j’ai senti quelque chose qui ne me plaisait pas beaucoup. Une fois, par exemple, je suis venu le voir, et je lui ai dit : Monsieur le Président, je vais vous parler de quelque chose, dont je ne voudrais pas parler si je ne l’avais entendu que dans la rue, mais je l’ai entendu avec certains de mes collègues ministres, et cela c’est grave. Nous, en tant qu’Etat, tous nos textes, tout ce que nous avons, ne reconnaissent que les individus, nous ne connaissons ni ethnie, ni tribu, ni communauté, ni quoi que ce soit. Et lorsque j’entends des gens responsables dire : les Ouolofs, c’est des gens bien, mais les Toucouleurs c’est des gens mauvais, cela m’inquiète. Si l’on n’y prend garde, cela peut être une glissade dangereuse pour nous. Je conçois parfaitement bien que nous puissions arrêter encore vingt Toucouleurs ou vingt Maures, les arrêter tous, mais en étant sûr que chacun d’entre eux, on l’arrête pour une raison précise, qui lui est propre. Je ne faisais pas mouche : il m’a écouté poliment…J’ai senti qu’il ne condamnait pas forcément… il ne voyait pas de la même manière le danger que moi je voyais dans le fait – pour des gens qui sont au pouvoir…
Au début, et en particulier, pour moi qui m’occupais des affaires économiques, j’avais le sentiment qu’il y avait une réelle ouverture sur ces problèmes, pour les comprendre.
C’était un homme qui vous paraissait avoir pris l’expérience du pouvoir, et être intelligent et comprendre les dossiers ?
Oui, c’était un homme qui paraissait… d’abord, très calme…, il écoutait, en tout cas d’expérience avec moi, il présidait relativement bien le conseil. Il n’avait peut-être pas ce que j’avais en vue à cette époque, cette attitude chez le président Moktar qui faisait qu’il n’était jamais à l’aise tant qu’ il avait le sentiment que quelqu’un voulait dire quelque chose qu’il n’avait pas dit… mais je n’avais pas constaté d’attitude très particulière… une ou deux fois, un certain énervement contre certains ministres. Par rapport à un certain système d’éducation qui est le mien, j’aurais préféré ne pas voir ça. Mais comme je vous l’ai dit, toujours un grand respect, une très grande considération pour Baro et pour moi, qui tranchait réellement avec le reste. Une fois, il m’est arrivé de lui dire : Monsieur le Président, je suis très surpris. Je m’étais rendu compte que… quand il y avait une ambassade qui invitait, on constituait une délégation. Monsieur le Président, cela me surprend. L’une des meilleures choses qu’on peut avoir ici, ce sont ces occasions où les Mauritaniens, les responsables rencontrent les étrangers qui sont là, discutent de choses et d’autres. Alors, il m’a dit : vous, et M. Baro, vous pouvez aller n’importe où, mais ce n’est pas le cas de tout le monde. J’ai senti qu’il y avait une sorte de défiance vis-à-vis d’autres. Je ne sais pas pourquoi.
A partir de ce moment-là, j’ai senti que, par rapport au problème ethnique, il avait une attitude très en retrait par rapport à ce que personnellement je souhaitais. Mais comme on ne parlait pas de politique, je ne voulais pas me mêler de politique, je me concentrais sur mes problèmes. Il se trouve qu’après… il a fait un changement. C’est justement à l’occasion de ce remaniement du gouvernement, après cette affaire du document-là, du «négro-africain opprimé», qu’il a changé. Il a fait partir Anne Amadou Babali.
Le ministre de l’Intérieur, Anne Amadou, qui, je crois, est quelqu’un de très bien.
Oui, je crois. J’ai avec lui des relations personnelles. Puis j’ai continué à travailler. Quand je suis arrivé dans ce ministère des Pêches, il m’est apparu très clairement qu’il y avait urgence à vouloir préserver la ressource. Et je m’y suis employé pleinement, en évitant de ne pas la surexploiter. C’était une politique qui était mal vue par tout le monde. Elle était mal vue par les gens qui venaient ici demander des licences de pêche. Elle était mal vue par les opérateurs économiques mauritaniens, qui trouvaient avec des Canariens, des Espagnols, des formules d’arrangement pour l’achat de bateaux.
Vous êtes devenu extrêmement gênant.
Tout à fait.
Il vous avait donné le choix de changer de portefeuille?
Non, non Je lui avais dit –quand il m’a nommé au ministère des Pêches… je n’étais pas au courant. Alors, je vais le voir et je lui dis : Monsieur le Président, vraiment je voudrais vous dire que je n’ai pas beaucoup apprécié de n’avoir pas été informé. Il m’a dit : excusez-moi. Franchement, je croyais que pour un changement interne de ministère – quand on est déjà au gouvernement –, je pouvais ne pas vous en parler.
Est-ce que vous sentiez, d’une part, l’influence du Comité militaire sur la marche des affaires, et est-ce que, d’autre part, l’ombre de Moktar traversait son esprit?
Je n’ai pas senti l’une et l’autre, à mon niveau. Une fois, il m’a dit comme ça… parce que j’avais fait remarquer que nos possibilités ne nous permettent pas d’autoriser des navires. Il y avait beaucoup de navires et de demandes : ‘’mais, moi, je ne comprends pas. Vous nous avez toujours dit que ces côtes… on nous a toujours dit que ces côtes étaient les plus poissonneuses du monde, et l’on m’a dit que, même de votre temps, il y avait jusqu’à six cent bateaux qui pêchaient, et maintenant vous voulez qu’on bloque tout cela, une centaine de congélateurs…’’ J’ai senti là que c’était une référence à l’ancien système. Mais autrement, non …
Les militaires, j’ai senti cela. Une fois, d’ailleurs, j’étais parti en mission. C’est lui qui m’avait envoyé porteur de messages pour un certain nombre de chefs d’Etat africains. Et puis, il y a eu tout un problème de scandale après mon départ. Ils ont arrêté un certain nombre de navires dont ils ont dit qu’ils faisaient des transbordements en mer, ce qui était interdit. Et alors, avant que je ne revienne, il a confié l’affaire à un membre du Comité comme président, qui était le responsable des problèmes économiques au sein du Comité militaire de l’époque. Quand je suis revenu, on a eu une première réunion… qui ne m’a pas plu. … il y avait des propos que je ne comprenais pas très bien. Je lui ai dit : Monsieur le Président, s’il y a des aspects politiques dans cette affaire, j’aimerais en être dégagé, parce que je ne me sens pas la capacité de pouvoir les gérer. S’il y a des aspects simplement économiques, techniques, de gestion, j’ai un certain contexte et je peux assurer correctement l’application. Le lendemain, il avait totalement changé. Il a sorti complètement le monsieur de l’affaire, et puis il m’a laissé le dossier, mais disons que – à partir du mois de Mars de l’année suivante, cela n’allait plus. J’étais entré dans ce ministère en Septembre. Il ne me faisait plus confiance et nos relations s’étaient dégradées.
Cela a été finalement assez court.
Oui, je suis resté jusqu’en Septembre 1987 : j’ai fait au total, peut-être une vingtaine de mois avec lui, et je suis parti. Pendant cette période, il n’était pas le Maaouya qu’il est devenu par la suite, tel que les gens en parlent maintenant. Il n’avait pas cette autorité par laquelle il écrasait tout le monde, il n’avait pas cette relation avec les gens, dont on parle… dont on a parlé ces derniers temps.
Comment expliquez-vous qu’il ait changé, alors qu’il a essayé de mettre en place la démocratie, la Constitution. On m’a dit que c’était vraiment de façade…
Je ne sais pas… pour n’importe quel homme, qui a une responsabilité quelconque, je pense que si l’on n’est pas soumis à quelque chose qui vous dépasse, qui est plus fort que vous… les dérapages sont très faciles. Surtout quand vous êtes avec une population qui peut vous donner les apparences de l’attrait que tout ce que vous dites, est bon… Je crois qu’il a assez vite compris que s’il met les gens en situation de dépendance psychologique et matérielle c’est la meilleure manière de les tenir. Il s’est employé à ça, il s’est employé à prendre des gens et à faire de sorte que ces gens-là, en fin de compte, ne dépendent que de lui. Autrement dit – moi, je n’ai pas vécu cela, mais l’on m’a dit… il y a beaucoup de gens sérieux qui m’ont dit que cela ne lui posait aucun problème que des responsables s’enrichissent de façon illégale. Il n’aimait pas beaucoup les gens qui n’ont pas avec lui cette relation de dépendance. Si vous gardez votre autonomie, si vous avez vos idées, s’il n’est pas sûr de vous faire passer par ce par quoi il veut vous faire passer, je crois que vous ne l’intéressez pas beaucoup. Les psychologues, les psychiatres pourront un jour – peut-être et en se basant sur le personnage – caractériser tout cela.
Alors, comment est-ce que vous expliquez tout de même qu’il ait essayé de faire une démocratie de façade d’une part et qu’ensuite, il soit tombé d’autre part? Parce que son système psychologique tenait bien?
Il tenait bien. Son système…tant que cela marche, mais c’est un peu comme le château de cartes, il suffit qu’il y ait un petit truc.
Société actuelle et partis politiques
Vous ne pouvez pas imaginer un départ de Maaouya dans des conditions plus favorables. Meilleures que celles-là. Vraiment, je ne le pense pas. Il est parti. Les militaires qui sont maintenant venus, ne semblent pas avoir d’arrière-pensées par rapport à ce qu’ils ont dit. Je pense donc qu’ils vont faire tout pour conduire ce processus à son terme. Jusqu’au moment où je vous parle – ils se sont très bien tenus par rapport au fait de vouloir peser d’une manière ou d’une autre sur ce qui est déjà entamé dans le cadre du processus.
Je pense que la société mauritanienne d’aujourd’hui est une société où les gens sont habitués, depuis que la démocratie est là, du moins pour un très grand nombre d’entre eux, à aller là où ils pensent que l’administration veut qu’ils aillent. Je pense que tous ces gens-là – beaucoup d’entre eux – sont toujours dans l’expectative parce qu’ils n’arrivent pas encore à croire totalement au fait que les militaires n’auront pas de parti-pris.
Je crois que nous sommes dans une société dans laquelle en fait, il n’y a pas actuellement de séparation nette par rapport au projet de société. Vous prenez par exemple un parti, comme l’ancien parti d’Ould Taya. C’est un parti qui était le parti, donc, au pouvoir. Par conséquent qui est responsable… peut être tenu comme responsable de ce qui s’est fait. Mais lorsque vous allez au-delà de ça, vous vous rendez compte que, jusqu’à présent, pour ce qu’il en reste, c’est un parti qui a des caractéristiques intéressantes, parce qu’il est présent partout dans le pays.
Il a encore son infrastructure.
Non, ce n’est pas ce que je veux dire, comprenez-moi bien. Ce que je veux dire, c’est que par rapport à cette unité nationale que nous, nous voulons, toutes les composantes y sont. Vous comprenez ce que je veux dire.
Parfaitement représentatif de l’ensemble mauritanien.
De l’ensemble des Mauritaniens. A l’intérieur de ce parti, vous avez ce qu’on peut appeler les intellectuels. Vous avez, dans ce parti, un nombre considérable d’intellectuels. Vous avez un parti qui n’a jamais été un parti, tout ce monde-là était là… avec le pouvoir et suivait le pouvoir et globalement ce monde a commis une très grave faute, c’est qu’il a toujours été disponible pour justifier et soutenir ce que le pouvoir faisait.
Vous avez d’autres partis : de l’opposition, de ce qui s’appelle l’opposition. En fait, moi, tels que je les vois, ces partis ne diffèrent pas beaucoup les uns des autres. Mais il y a des hommes qui diffèrent de Maaouya, réellement. Il y a des hommes intéressants, qui sont des responsables de partis, mais je ne suis pas persuadé que les partis eux-mêmes soient tout à fait très différents. C’est-à-dire qu’ils soient tout porteurs d’un projet de société, largement partagé au niveau des militants. Nous sommes actuellement dans une situation très complexe. Vous pouvez, par exemple, avoir un parti aujourd’hui et on va vous dire qu’il y a telle tribu.qui va rentrer là-dedans et les gens du parti sont très contents que la tribu vienne. Ce qui pourra être intéressant, on ne peut pas le savoir à travers les partis eux-mêmes. Peut-être le savoir à travers des hommes. Je considère personnellement qu’Ahmed Ould Daddah est un homme très sérieux…
… Vous avez travaillé avec lui.
Je considère qu’Ahmed Ould Sidi Baba est un homme sérieux, qu’il a un peu ce handicap d’être de la tribu à laquelle appartenait Maaouya et que probablement les Mauritaniens veulent changer.
Je considère que Messaoud est un homme sérieux, il a une vision particulière… c’est un homme qui pourrait – dans l‘état actuel des choses, peut-être est-il trop tôt pour qu’il devienne chef – mais je pense qu’il n’est pas trop tôt pour qu’il joue un rôle important.
Propos recueillis par Bertrand Fessard de Foucault (Ould Kaïge)
Le Calame
Via Mauritanieweb
(M)