
On ne dira jamais assez sur le caractère inhumain de cette entreprise esclavagiste et colonialiste qui a abouti à la constitution d’une humanité complexée dans son histoire et qui ne cesse de s’expliquer avec son passé et de se justifier quant à l’authenticité de son appartenance à la commune humanité. Que s’est-il réellement passé ? Comment en rendre compte ? L’ère de la sérénité et de la lucidité dans le partage de la conscience de la douleur et de la souffrance a-t-elle sonné son coup d’envoi ?
Deux cents ans après l’Aufklärung et plus d’un siècle après la conférence de Berlin de 1885, dont la célébration du 125ème anniversaire a eu lieu l’année dernière à Berlin, événement célébré par l’Association Afrika- Rat ( Le Conseil des Africains de Berlin) du 25 au 28 février 2010 par l’organisation d’un tribunal qui a condamné cette conférence comme point de départ du crime perpétré contre les peuples noirs, l’exigence de justice et de réparation demeure toujours en attente.
Mais ce plaisir et cet honneur ne vont pas sans une certaine inquiétude pour un philosophe qui n’a ni la compétence des historiens en matière du traitement de la question de la mémoire, encore moins celle des juristes quant à la question spécifique et parfois technique des droits humains. Dans la prise en compte de cette épineuse problématique, il y a plusieurs volets qui entrent en ligne de compte constituant ainsi l’axe majeur de ce long chemin pour la reconnaissance universelle de ce qu’il faut bien nommer un crime contre l’humanité avec comme fil conducteur un principe de déni d’humanité. Ces trois axes sont résumés dans l’énoncé de notre intervention : Devoir de mémoire, Droits humains, exigence de réparation.
Sans verser dans les généralisations abstraites, il importe de reconnaître que devant un défi aussi important, la compétence universelle est requise pour le traitement de cette problématique qui ne peut être l’exclusive des organisations africaines. Il est des devoirs des peuples dans leur diversité de se reconnaître dépositaires de la légitimité de la revendication du rétablissement de la dignité humaine cruellement niée à travers une entreprise qui certes, relève aujourd’hui de l’histoire, mais n’en demeure pas moins prégnante et nocive de par des traumatismes psychologiques qui perturbent le sommeil des peuples victimes et inhibent l’imagination créatrice de millions d’individus dispersés dans le monde sans avoir pris part à leur destin. Arrachés à leurs terres, déportés, déplacés, violentés, après « un voyage au bout de la nuit ». Ces voyageurs avaient un statut jamais connu des pratiques humaines, des hommes libres sans histoire et sans mémoire parce que heureux se sont retrouvés pris au piège de l’humanisme paradoxal des représentants et des décideurs des peuples occidentaux.
De quelle mémoire faut-il parler ? Quelle déclinaison donner des Droits humains ? Quel sens conférer à l’exigence de réparation ? Comment situer les responsabilités et en appeler à l’organisation d’une juridiction à compétence universelle pour amener les nations du monde occidental et européen en particulier à s’acquitter d’une dette qui n’est autre que l’exigence de réconciliation avec leur devoir d’humanité ?
Deux cents ans après l’Aufklärung et plus d’un siècle après la conférence de Berlin de 1885, dont la célébration du 125ème anniversaire a eu lieu l’année dernière à Berlin, événement célébré par l’Association Afrika- Rat ( Le Conseil des Africains de Berlin) du 25 au 28 février 2010 par l’organisation d’un tribunal qui a condamné cette conférence comme point de départ du crime perpétré contre les peuples noirs, l’exigence de justice et de réparation demeure toujours en attente.
Mais ce plaisir et cet honneur ne vont pas sans une certaine inquiétude pour un philosophe qui n’a ni la compétence des historiens en matière du traitement de la question de la mémoire, encore moins celle des juristes quant à la question spécifique et parfois technique des droits humains. Dans la prise en compte de cette épineuse problématique, il y a plusieurs volets qui entrent en ligne de compte constituant ainsi l’axe majeur de ce long chemin pour la reconnaissance universelle de ce qu’il faut bien nommer un crime contre l’humanité avec comme fil conducteur un principe de déni d’humanité. Ces trois axes sont résumés dans l’énoncé de notre intervention : Devoir de mémoire, Droits humains, exigence de réparation.
Sans verser dans les généralisations abstraites, il importe de reconnaître que devant un défi aussi important, la compétence universelle est requise pour le traitement de cette problématique qui ne peut être l’exclusive des organisations africaines. Il est des devoirs des peuples dans leur diversité de se reconnaître dépositaires de la légitimité de la revendication du rétablissement de la dignité humaine cruellement niée à travers une entreprise qui certes, relève aujourd’hui de l’histoire, mais n’en demeure pas moins prégnante et nocive de par des traumatismes psychologiques qui perturbent le sommeil des peuples victimes et inhibent l’imagination créatrice de millions d’individus dispersés dans le monde sans avoir pris part à leur destin. Arrachés à leurs terres, déportés, déplacés, violentés, après « un voyage au bout de la nuit ». Ces voyageurs avaient un statut jamais connu des pratiques humaines, des hommes libres sans histoire et sans mémoire parce que heureux se sont retrouvés pris au piège de l’humanisme paradoxal des représentants et des décideurs des peuples occidentaux.
De quelle mémoire faut-il parler ? Quelle déclinaison donner des Droits humains ? Quel sens conférer à l’exigence de réparation ? Comment situer les responsabilités et en appeler à l’organisation d’une juridiction à compétence universelle pour amener les nations du monde occidental et européen en particulier à s’acquitter d’une dette qui n’est autre que l’exigence de réconciliation avec leur devoir d’humanité ?
Mon propos va s’organiser autour de trois axes: La question de la mémoire, les Droits humains et l’exigence de justice et de réparation.
I- La question de la mémoire
Dans Mémoire des esclavages, Edouard Glissant écrivait : « Les gens heureux n’ont pas d’histoire, mais peut-être n’auraient-ils surtout pas de mémoire. (1)» Le traitement de la question de la mémoire, on le sait, est lié aux grandes tragédies de l’histoire. Un peuple pose la question de sa mémoire collective à partir d’une tragédie, d’une rupture dans la continuité de sa vie tranquille. A quel moment de l’existence d’une entité humaine le problème de la mémoire fait son irruption ? C’est le moment où, pourrait-dire, cette entité se rend compte que son existence a basculé massivement dans l’horreur de la négation et de la mort.
On ne se plaît pas à évoquer la mémoire si tant est que la mémoire n’a d’épaisseur que dans le malheur de la tragédie vécue et du destin subi par un peuple qui a perdu l’initiative politique de son projet de vie et d’existence. Il y a mémoire, faut-il le reconnaître, parce qu’il y a eu une blessure profonde laissant des séquelles, douloureusement, gravées dans le coeur et l’esprit des victimes et par la durée constituant ainsi la mémoire collective. Dans sa dimension interne la mémoire constitue le tracé de la longue marche d’un peuple dans la conservation de ses traditions, de ses représentations et de sa configuration anthropologique spécifique. Comme le souligne Edouard Glissant à propos de la mémoire collective des peuples noirs : « Nous savons peut-être comment fonctionnait la mémoire collective dans les pays de l’Afrique noire, et c’est d’abord par l’organisation de l’existence par tranches d’âges, dont le passage de l’une à l’autre donnait lieu à des rituels imposants, où se trouvaient chaque fois rassemblées ou ramassées non seulement la mémoire immédiate de la communauté mais aussi et surtout sa mémoire lointaine et ancestrale. Ensuite par les chants des griots et des conteurs qui transmettaient la chronique de la nation, sous forme de récits ou d’épopées.(2)»
(1) - Edouard Glissant, Mémoires des esclavages, Paris, Gallimard, 2007, p. 27.
(2 )- Edouard Glissant, op.cit, p. 29.
Dans Mémoire des esclavages, Edouard Glissant écrivait : « Les gens heureux n’ont pas d’histoire, mais peut-être n’auraient-ils surtout pas de mémoire. (1)» Le traitement de la question de la mémoire, on le sait, est lié aux grandes tragédies de l’histoire. Un peuple pose la question de sa mémoire collective à partir d’une tragédie, d’une rupture dans la continuité de sa vie tranquille. A quel moment de l’existence d’une entité humaine le problème de la mémoire fait son irruption ? C’est le moment où, pourrait-dire, cette entité se rend compte que son existence a basculé massivement dans l’horreur de la négation et de la mort.
On ne se plaît pas à évoquer la mémoire si tant est que la mémoire n’a d’épaisseur que dans le malheur de la tragédie vécue et du destin subi par un peuple qui a perdu l’initiative politique de son projet de vie et d’existence. Il y a mémoire, faut-il le reconnaître, parce qu’il y a eu une blessure profonde laissant des séquelles, douloureusement, gravées dans le coeur et l’esprit des victimes et par la durée constituant ainsi la mémoire collective. Dans sa dimension interne la mémoire constitue le tracé de la longue marche d’un peuple dans la conservation de ses traditions, de ses représentations et de sa configuration anthropologique spécifique. Comme le souligne Edouard Glissant à propos de la mémoire collective des peuples noirs : « Nous savons peut-être comment fonctionnait la mémoire collective dans les pays de l’Afrique noire, et c’est d’abord par l’organisation de l’existence par tranches d’âges, dont le passage de l’une à l’autre donnait lieu à des rituels imposants, où se trouvaient chaque fois rassemblées ou ramassées non seulement la mémoire immédiate de la communauté mais aussi et surtout sa mémoire lointaine et ancestrale. Ensuite par les chants des griots et des conteurs qui transmettaient la chronique de la nation, sous forme de récits ou d’épopées.(2)»
(1) - Edouard Glissant, Mémoires des esclavages, Paris, Gallimard, 2007, p. 27.
(2 )- Edouard Glissant, op.cit, p. 29.
La réflexion sur ce passage nous inspire une considération de la dimension anthropologique de la mémoire, témoignage du bonheur d’un peuple. La narration, les contes, le statut social de gardien de la mémoire que représente le griot dans la tradition africaine sont les preuves qu’un peuple est maître de son initiative politique. Gérer l’éducation de ses enfants par la transmission et conserver le respect de la mémoire des anciens sont des manifestations d’une vie libre et épanouie. Cette continuité anthropologique a été rompue avec l’annonce de la mauvaise nouvelle, l’arrivée des porteurs de la confiscation de l’initiative historique et politique par la violence de la domination et de la négation. Le message est clair : « vous n’êtes plus maîtres de votre destin, de vos terres, de votre histoire, vous n’en avez plus la dignité ». La domination signe la disparition de la mémoire narrative par la confiscation du destin politique et du projet de vie et d’existence des peuples noirs. Le commencement d’une nouvelle ère, celle de la domination, de l’oppression, de l’esclavage et de la colonisation, de la violence, du malheur universel pour des millions d’âmes.
Ainsi la mémoire narrative a été rompue cédant la place aux larmes et au sang, et la longue nuit a commencé. Plus rien d’affirmatif, de positif, de créateur. Parce que l’initiative a été confisquée et la négation a fait son oeuvre pour convaincre les peuples noirs de leur déficit d’humanité. Quand on n’a plus la liberté de l’énonciation, on ne plus être dans la production du sens. La mémoire perdue, égarée est synonyme de la confiscation de toute possibilité de créativité qui est la caractéristique de l’humanité libre. La confiscation de l’initiative politique a enfanté la suspension de l’histoire des peuples noirs, ainsi la mémoire collective narrative marqueur du bonheur s’est convertie en conscience malheureuse.
L’évocation de la dimension malheureuse de la mémoire trouve son contenu et ses figures les plus représentatives du drame des peuples noirs dans l’esclavage et la colonisation.
A ce propos, Aimé Césaire écrivait dans Discours sur le colonialisme : « Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse. Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir et le larbinisme. (3)»
Ce passage résume l’atrocité d’un vécu, le cynisme de la domination qui a comme qualificatifs, esclavagiste et colonialiste. Pour en arriver à ce degré de déshumanisation, il a fallu un travail de légitimation philosophique, anthropologique, religieuse. Hegel a fait oeuvre de penseur du déni d’humanité aux peuples noirs pour ne citer que lui. La nuit fut longue, le voyage fut horrible et le dépouillement fut innommable.
Les propos de Césaire trouvent une résonance particulière à travers ce passage : « L’Africain déporté est dépouillé de ses langues, de ses dieux, de ses outils, de ses instruments quotidiens, de son savoir, de sa mesure du temps, de son imaginaire, des paysages, tout cela s’est englouti et a été digéré dans le ventre du bateau négrier … »(4).
La défiguration, la dépossession, la perte de ses outils de communication et du sens, des symboles de sa foi, de ses rapports au savoir et ses techniques et des expressions de sa présence signifiante dans le monde ont fini par renvoyer à son maître la réalisation de la projection du déni d’humanité. Comment dans ce contexte, ne pas sombrer dans la béance du néant de l’ « ensauvagement » ? Le destin des peuples noirs a amplement mis en scène que la logique colonialiste et esclavagiste est un crime contre l’humanité. L’enjeu de l’entreprise est sans ambiguïté dans sa dimension de négation, de servitude et de mise sous tutelle sous toutes les formes d’un ensemble de peuples à des fins d’exploitation à mort et de réduction au statut d’esclaves, de dominés et de colonisés. Telle est la condition historique de la mémoire des peuples noirs.
Mémoire désolée, blessée, déshumanisée, cette mémoire révèle une humanité amputée, dégradée, falsifiée, défaite et agenouillée. Le retour aux sources n’étant pas possible, il ne reste que le travail de reconstitution qui fait face à un dispositif idéologique et infrastructurel qui n’est pas encore politiquement et idéologiquement libéré de ses ambitions de domination et de confiscation de l’initiative historique et politique. Au confluent de l’avenir et du présent, le travail de mémoire s’impose comme une exigence de réhabilitation de la dignité piétinée et bafouée.
Les dirigeants du monde européen de l’époque ont porté atteinte à l’humanité en mettant en oeuvre des pratiques aujourd’hui inavouables. La mémoire des peuples victimes est une mémoire effacée, raturée, occultée et rendue improductive. Que faire pour que le travail de mémoire et de la réinscription dans l’imaginaire puisse se reconstituer ? L’action des militants de cette cause difficile ont pour impératif de construire l’humanisme de la promotion et de la réhabilitation de la dignité humaine des humiliés de l’histoire.
(3) - Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, suivi de Discours sur la Négritude, Paris, Présence africaine, 1955, 2004, pp. 23-24.
(4) - Edouard Glissant, op.cit, p. 108.
Ainsi la mémoire narrative a été rompue cédant la place aux larmes et au sang, et la longue nuit a commencé. Plus rien d’affirmatif, de positif, de créateur. Parce que l’initiative a été confisquée et la négation a fait son oeuvre pour convaincre les peuples noirs de leur déficit d’humanité. Quand on n’a plus la liberté de l’énonciation, on ne plus être dans la production du sens. La mémoire perdue, égarée est synonyme de la confiscation de toute possibilité de créativité qui est la caractéristique de l’humanité libre. La confiscation de l’initiative politique a enfanté la suspension de l’histoire des peuples noirs, ainsi la mémoire collective narrative marqueur du bonheur s’est convertie en conscience malheureuse.
L’évocation de la dimension malheureuse de la mémoire trouve son contenu et ses figures les plus représentatives du drame des peuples noirs dans l’esclavage et la colonisation.
A ce propos, Aimé Césaire écrivait dans Discours sur le colonialisme : « Moi, je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la vie, à la danse, à la sagesse. Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir et le larbinisme. (3)»
Ce passage résume l’atrocité d’un vécu, le cynisme de la domination qui a comme qualificatifs, esclavagiste et colonialiste. Pour en arriver à ce degré de déshumanisation, il a fallu un travail de légitimation philosophique, anthropologique, religieuse. Hegel a fait oeuvre de penseur du déni d’humanité aux peuples noirs pour ne citer que lui. La nuit fut longue, le voyage fut horrible et le dépouillement fut innommable.
Les propos de Césaire trouvent une résonance particulière à travers ce passage : « L’Africain déporté est dépouillé de ses langues, de ses dieux, de ses outils, de ses instruments quotidiens, de son savoir, de sa mesure du temps, de son imaginaire, des paysages, tout cela s’est englouti et a été digéré dans le ventre du bateau négrier … »(4).
La défiguration, la dépossession, la perte de ses outils de communication et du sens, des symboles de sa foi, de ses rapports au savoir et ses techniques et des expressions de sa présence signifiante dans le monde ont fini par renvoyer à son maître la réalisation de la projection du déni d’humanité. Comment dans ce contexte, ne pas sombrer dans la béance du néant de l’ « ensauvagement » ? Le destin des peuples noirs a amplement mis en scène que la logique colonialiste et esclavagiste est un crime contre l’humanité. L’enjeu de l’entreprise est sans ambiguïté dans sa dimension de négation, de servitude et de mise sous tutelle sous toutes les formes d’un ensemble de peuples à des fins d’exploitation à mort et de réduction au statut d’esclaves, de dominés et de colonisés. Telle est la condition historique de la mémoire des peuples noirs.
Mémoire désolée, blessée, déshumanisée, cette mémoire révèle une humanité amputée, dégradée, falsifiée, défaite et agenouillée. Le retour aux sources n’étant pas possible, il ne reste que le travail de reconstitution qui fait face à un dispositif idéologique et infrastructurel qui n’est pas encore politiquement et idéologiquement libéré de ses ambitions de domination et de confiscation de l’initiative historique et politique. Au confluent de l’avenir et du présent, le travail de mémoire s’impose comme une exigence de réhabilitation de la dignité piétinée et bafouée.
Les dirigeants du monde européen de l’époque ont porté atteinte à l’humanité en mettant en oeuvre des pratiques aujourd’hui inavouables. La mémoire des peuples victimes est une mémoire effacée, raturée, occultée et rendue improductive. Que faire pour que le travail de mémoire et de la réinscription dans l’imaginaire puisse se reconstituer ? L’action des militants de cette cause difficile ont pour impératif de construire l’humanisme de la promotion et de la réhabilitation de la dignité humaine des humiliés de l’histoire.
(3) - Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, suivi de Discours sur la Négritude, Paris, Présence africaine, 1955, 2004, pp. 23-24.
(4) - Edouard Glissant, op.cit, p. 108.
II – Mémoire et Droits humains
« Réduire un homme à l’esclavage, l’acheter, le vendre, le retenir dans la servitude, ce sont de véritables crimes, et des crimes pires que le vol. En effet, on dépouille l’esclave, non seulement de toute propriété mobilière ou foncière, mais de la faculté d’en acquérir, mais de la propriété de son temps, de ses forces, de tout ce que la nature lui a donné pour conserver sa vie ou satisfaire à ses besoins. A ce tort on joint celui d’enlever à l’esclave le droit de disposer de sa personne.(5)»
La philosophie des droits humains quelle que soit sa dimension révolutionnaire n’en reste pas moins paradoxale et ambigüe au point de se révéler porteuse d’une dualité dans son application. Il y aurait ainsi un usage interne et un usage externe dans sa mise en pratique. Dans ses énoncés principiels, les droits de l’homme concernent tous le genre humain sans distinction. Mais selon le contexte de sa mise en pratique sa signification n’est plus la même. De même que l’humanisme qui en constitue le fondement n’échappe pas à ce paradoxe.
Ainsi Condorcet, dans le passage que nous venons de citer, considère que la pratique qui consiste à « réduire un homme à l’esclavage » est un crime tout en établissant une comparaison qui atténue le propos. Il y a certes de l’indignation fortement exprimée, mais la comparaison au vol est gênante. Ce qui est important, c’est de noter la conscience universelle que les droits humains est un idéal qui n’a pas été profitable pour tous les peuples. La proclamation universelle des droits de l’homme est un acte fondateur de la Déclaration des droits de l’homme et c’est dans ce cadre que se déclinent toutes les conventions internationales du respect des droits humains fondamentaux.
Les constitutions des Etats démocratiques reprennent l’essentiel des conventions contenues dans la déclaration universelle des droits de l’Homme et des peuples. Mais pour autant, la prise en compte est inégalitaire selon qu’il s’agit des droits des citoyens des sociétés démocratiques qui sont reconnus et protégés dans leur dignité humaine ; ou qu’il s’agit des peuples autres, d’autres paramètres entrent en jeu comme pour justifier de la dualité qui consacre une différence de traitement.
A la lecture du préambule qui marque l’acte de constitution de la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, on ne peut s’empêcher de se poser des questions sur le sens de l’universalité fondatrice de la constitution des droits fondamentaux. Comment la société qui a pu mettre en acte un texte aussi important s’est-elle engagée dans des aventures qui ont mis en pratique la négation de la dignité humaine sous le prétexte que ce sont des peuples de couleur ?
Deux orientations opposées ont mis en exergue une contradiction jusque là non résolue dans la mise en pratique de la règle de droit.
L’article premier : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. »
La radicalité de la proclamation du principe constituait à mettre en avant la rigueur de l’énoncé par rapport à l’exigence de son application universelle. Il convient de remarquer que la modalité de l’affirmation n’est pas sous une forme impérative. De ce point de vue, il est important de s’interroger sur l’oubli du devoir d’humanité qui a structuré l’élaboration des textes fondamentaux des droits de l’Homme. Si dans son énonciation, les droits de l’homme sont universels, son application au genre humain a posé problème au point que l’autorisation à réduire les peuples noirs à l’esclavage n’a pas été mise en difficulté par les décideurs politiques qui en ont eu la charge et la responsabilité politique. Il n’a pas été question de la remise en cause et de la mise en question de droits dits universels, mais qui se sont avérés véritablement différencialistes. Proclamer l’universalité des droits humains à travers l’égalité de principe ne traduisait pas une volonté politique d’émancipation de tous les humains de la domination injuste et arbitraire. Les pratiques cruelles subies par les peuples noirs au nom de cette différenciation ont largement disqualifié cette conception unilatérale et partisane des droits humains.
En s’interrogeant sur l’effectivité du principe d’universalité dans sa prise en charge des droits humains, les auteurs de la déclaration universelle n’ont pas suffisamment mis en garde contre les usurpateurs de l’esprit du droit et qui n’ont couru aucun risque en ne respectant pas ni l’esprit encore moins la lettre des textes. Ainsi l’humanisme des principes s’est transformé en humanisme paradoxal consistant ainsi à défendre les droits humains pour les peuples dominateurs et l’avilissement et l’esclavage pour les peuples dominés. Il en a résulté une logique de négation et d’humiliation qui repose sur l’idéologie du maître et de l’esclave. Promouvoir une politique de l’assujettissement de peuples à la domination du fait de la considération de leur infériorité idéologiquement construite ne pouvait relever que du mépris de l’humanité universelle. A l’autre de par sa différence, il a été refusé son humanité, sans coup férir. Dès lors le scepticisme s’est installé et la rage de l’incompréhension a fini par se traduire en résistance contre le message des Lumières dont sont issus les textes fondateurs de la Déclaration universelle des droits de l’Homme.
Comment réconcilier l’esprit et la lettre, le principe et ses applications ? Le malentendu est profond, la béance est douloureuse au regard de l’expérience de la mémoire non seulement blessée, humiliée, mais niée. Des voix se sont élevées depuis quelques décennies pour que justice soit rendue et que la réparation puisse en résulter afin que les peuples victimes de l’esclavage, la colonisation et du soutien aux dictatures puissent sortir de ce cauchemar. L’exigence de justice procède par la reconnaissance que l’esclavage et le colonialisme constituent des crimes contre l’humanité.
En conséquence, un devoir d’humanité s’impose aux représentants et décideurs des nations qui ont mise en exécution ce projet de négation de la dignité humaine des peuples africains. Les différentes diasporas dispersées à travers le monde n’attendent que ce moment historique où l’exigence de justice produit une volonté politique concrète de réparation. Il y a des gestes symboliques qui vont marquer un tournant dans la conscience des dominants et dans l’imaginaire des victimes. Ces gestes concernent la mémoire, la dignité et le devoir d’humanité. Il ne s’agit pas de se contenter de quelques excuses, mais d’une prise de conscience politique à l’échelle des nations concernées par cette décision politique aux conséquences très lourdes. La responsabilité éthique des représentants de ces peuples est engagée du fait de la continuité historique des institutions qui, hier ont servi à l’énonciation des principes et à leur application. Il ne s’est pas agi seulement d’un engagement moral, mais de pratiques politiques qui ont fait des victimes.
(5) - Condorcet, Réflexions sur l’esclavage des Nègres, Mille et une nuit, 2001, p.7.
La philosophie des droits humains quelle que soit sa dimension révolutionnaire n’en reste pas moins paradoxale et ambigüe au point de se révéler porteuse d’une dualité dans son application. Il y aurait ainsi un usage interne et un usage externe dans sa mise en pratique. Dans ses énoncés principiels, les droits de l’homme concernent tous le genre humain sans distinction. Mais selon le contexte de sa mise en pratique sa signification n’est plus la même. De même que l’humanisme qui en constitue le fondement n’échappe pas à ce paradoxe.
Ainsi Condorcet, dans le passage que nous venons de citer, considère que la pratique qui consiste à « réduire un homme à l’esclavage » est un crime tout en établissant une comparaison qui atténue le propos. Il y a certes de l’indignation fortement exprimée, mais la comparaison au vol est gênante. Ce qui est important, c’est de noter la conscience universelle que les droits humains est un idéal qui n’a pas été profitable pour tous les peuples. La proclamation universelle des droits de l’homme est un acte fondateur de la Déclaration des droits de l’homme et c’est dans ce cadre que se déclinent toutes les conventions internationales du respect des droits humains fondamentaux.
Les constitutions des Etats démocratiques reprennent l’essentiel des conventions contenues dans la déclaration universelle des droits de l’Homme et des peuples. Mais pour autant, la prise en compte est inégalitaire selon qu’il s’agit des droits des citoyens des sociétés démocratiques qui sont reconnus et protégés dans leur dignité humaine ; ou qu’il s’agit des peuples autres, d’autres paramètres entrent en jeu comme pour justifier de la dualité qui consacre une différence de traitement.
A la lecture du préambule qui marque l’acte de constitution de la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen, on ne peut s’empêcher de se poser des questions sur le sens de l’universalité fondatrice de la constitution des droits fondamentaux. Comment la société qui a pu mettre en acte un texte aussi important s’est-elle engagée dans des aventures qui ont mis en pratique la négation de la dignité humaine sous le prétexte que ce sont des peuples de couleur ?
Deux orientations opposées ont mis en exergue une contradiction jusque là non résolue dans la mise en pratique de la règle de droit.
L’article premier : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune. »
La radicalité de la proclamation du principe constituait à mettre en avant la rigueur de l’énoncé par rapport à l’exigence de son application universelle. Il convient de remarquer que la modalité de l’affirmation n’est pas sous une forme impérative. De ce point de vue, il est important de s’interroger sur l’oubli du devoir d’humanité qui a structuré l’élaboration des textes fondamentaux des droits de l’Homme. Si dans son énonciation, les droits de l’homme sont universels, son application au genre humain a posé problème au point que l’autorisation à réduire les peuples noirs à l’esclavage n’a pas été mise en difficulté par les décideurs politiques qui en ont eu la charge et la responsabilité politique. Il n’a pas été question de la remise en cause et de la mise en question de droits dits universels, mais qui se sont avérés véritablement différencialistes. Proclamer l’universalité des droits humains à travers l’égalité de principe ne traduisait pas une volonté politique d’émancipation de tous les humains de la domination injuste et arbitraire. Les pratiques cruelles subies par les peuples noirs au nom de cette différenciation ont largement disqualifié cette conception unilatérale et partisane des droits humains.
En s’interrogeant sur l’effectivité du principe d’universalité dans sa prise en charge des droits humains, les auteurs de la déclaration universelle n’ont pas suffisamment mis en garde contre les usurpateurs de l’esprit du droit et qui n’ont couru aucun risque en ne respectant pas ni l’esprit encore moins la lettre des textes. Ainsi l’humanisme des principes s’est transformé en humanisme paradoxal consistant ainsi à défendre les droits humains pour les peuples dominateurs et l’avilissement et l’esclavage pour les peuples dominés. Il en a résulté une logique de négation et d’humiliation qui repose sur l’idéologie du maître et de l’esclave. Promouvoir une politique de l’assujettissement de peuples à la domination du fait de la considération de leur infériorité idéologiquement construite ne pouvait relever que du mépris de l’humanité universelle. A l’autre de par sa différence, il a été refusé son humanité, sans coup férir. Dès lors le scepticisme s’est installé et la rage de l’incompréhension a fini par se traduire en résistance contre le message des Lumières dont sont issus les textes fondateurs de la Déclaration universelle des droits de l’Homme.
Comment réconcilier l’esprit et la lettre, le principe et ses applications ? Le malentendu est profond, la béance est douloureuse au regard de l’expérience de la mémoire non seulement blessée, humiliée, mais niée. Des voix se sont élevées depuis quelques décennies pour que justice soit rendue et que la réparation puisse en résulter afin que les peuples victimes de l’esclavage, la colonisation et du soutien aux dictatures puissent sortir de ce cauchemar. L’exigence de justice procède par la reconnaissance que l’esclavage et le colonialisme constituent des crimes contre l’humanité.
En conséquence, un devoir d’humanité s’impose aux représentants et décideurs des nations qui ont mise en exécution ce projet de négation de la dignité humaine des peuples africains. Les différentes diasporas dispersées à travers le monde n’attendent que ce moment historique où l’exigence de justice produit une volonté politique concrète de réparation. Il y a des gestes symboliques qui vont marquer un tournant dans la conscience des dominants et dans l’imaginaire des victimes. Ces gestes concernent la mémoire, la dignité et le devoir d’humanité. Il ne s’agit pas de se contenter de quelques excuses, mais d’une prise de conscience politique à l’échelle des nations concernées par cette décision politique aux conséquences très lourdes. La responsabilité éthique des représentants de ces peuples est engagée du fait de la continuité historique des institutions qui, hier ont servi à l’énonciation des principes et à leur application. Il ne s’est pas agi seulement d’un engagement moral, mais de pratiques politiques qui ont fait des victimes.
(5) - Condorcet, Réflexions sur l’esclavage des Nègres, Mille et une nuit, 2001, p.7.
III-Exigence de justice et réparation
L’enjeu de la réparation dessine l’horizon d’un monde libéré de l’une des blessures les plus profondes de l’historie de l’humanité. Les peuples qui ont été marqués par l’esclavage portent les séquelles d’un traumatisme qui verrouille leur avenir. L’amputation qui en a résulté est incommensurable. C’est pourquoi, une exigence de justice s’impose de même qu’un devoir de réparation afin qu’une politique de la civilisation soit possible. On sait très bien que la notion de civilisation a été mise à mal depuis la prise de conscience universelle de la provenance géographique et culturelle de l’esclavage et du fait colonial. Naguère Aimé Césaire avait interpellé à travers le fait colonial, une des versions les plus marquantes avec l’esclavage de la mémoire blessée, en écrivant ceci dans Discours sur le colonialisme : « Une civilisation qui s’avère incapable de résoudre les problèmes que suscite son fonctionnement est une civilisation décadente. Une civilisation qui choisit de fermer les yeux à ses problèmes les plus cruciaux est une civilisation atteinte. Une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde. (6)»
Les caractérisations de la civilisation ici énumérées renvoient à une sorte de démission devant des problèmes cruciaux dans la mesure où il s’est agi de porter atteinte à la dignité humaine des peuples noirs par une idéologie du déni d’humanité. De fait les caractéristiques de cette civilisation posent la question de sa nature et de sa finalité par rapport à l’essence de la civilisation qui est de favoriser la rencontre entre les peuples par la promotion de la dignité humaine et de l’épanouissement fraternel entre les humains. Ce rendez-vous n’a pas eu lieu du fait de la négation et de la violence : la rencontre a avorté.
Pourtant , Césaire proclame son adhésion à l’enrichissement mutuel par la rencontre entre les civilisations : « Cela réglé, j’admets que mettre les civilisations différentes en contact les unes avec les autres est bien ; que marier des mondes différents est excellent ; qu’une civilisation, quel que soit son génie intime, à se replier sur elle-même s’étiole ; que l’échange est ici l’oxygène, et que la grande chance de l’Europe est d’avoir été un carrefour, et que, d’avoir été le lieu géométrique de toutes les idées, le réceptacle de toutes les philosophies, le lieu d’accueil de tous les sentiments en a fait le meilleur redistributeur d’énergie. 7»
Ce que nous appelons la politique de la civilisation se fonde sur l’humanisme éthique, celle de la rencontre et du socle commun de l’appartenance à la même humanité. Pour que la politique de la civilisation devienne une politique réelle, il faudrait que la mémoire des peuples humiliés, soit célébrée et admise au jour de la reconnaissance et ne soit plus ensevelie dans les décombres et vouée au mépris et à la négation. C’est de l’actualisation partagée par une pédagogie qui ouvre les portes des musées, des bibliothèques et des lieux de transmission que peut commencer la réparation symbolique. La mémoire des peuples dominés est une composante essentielle de la mémoire collective universelle et du patrimoine mondial de l’humanité. La reconnaissance du devoir de mémoire est la condition de la justice dont la décision majeure doit aboutir à la réparation. C’est à cette condition de la mémoire réconciliée des peuples qu’une nouvelle ère s’ouvrira, dans la longue marche d’émancipation du genre humain. Tel est le sens d’une politique de la civilisation dont le fondement est le devoir de mémoire qui donne du sens à l’exigence de justice et l’équité de la réparation.
Un spectre hante l’humanité, ce sont les humiliés de l’histoire qui continuent à en être les victimes oubliées et qui attendent indéfiniment la bonne nouvelle : la reconnaissance du crime contre l’humanité que les peuples noirs ont subi et l’exigence de la réparation qui doit en découler.
La justice universelle et le tribunal de l’Histoire ont une responsabilité éthique devant le devoir de mémoire qui doit répondre à l’exigence de justice pour les peuples écrasés par l’histoire. Ce sont des hommes qui ont agi en tant que responsables à cette époque et ce sont des décideurs d’aujourd’hui en tant que responsables qui doivent agir et répondre à l’exigence des victimes. L’histoire n’est pas un procès sans sujet, elle résulte de la décision humaine à tout moment et quelles que soient les époques. La mémoire des peuples a besoin de la décision politique qui en assume les conséquences pour que la libération effective de l’humanité devienne une réalité.
La convergence des peuples par l’adhésion de tous à l’exigence de justice et de réparation est un impératif dans le sens kantien. Cet impératif doit se traduire par le fait que tous les peuples assument et portent l’aspiration à une humanité réconciliée avec elle-même en faisant converger l’idéal d’humanité et sa réalité vivante par le respect de la liberté et de la dignité des peuples. D’où l’exigence du devoir de mémoire et de la réparation des injustices subies par les peuples noirs.
(6)- Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, op.cit, p. 7.
(7) - Aimé Césaire, op.cit, p. 10.
Hamdou Rabby SY
*Conférence donnée le 25 Février 2011 à Berlin (Allemagne)*
Les caractérisations de la civilisation ici énumérées renvoient à une sorte de démission devant des problèmes cruciaux dans la mesure où il s’est agi de porter atteinte à la dignité humaine des peuples noirs par une idéologie du déni d’humanité. De fait les caractéristiques de cette civilisation posent la question de sa nature et de sa finalité par rapport à l’essence de la civilisation qui est de favoriser la rencontre entre les peuples par la promotion de la dignité humaine et de l’épanouissement fraternel entre les humains. Ce rendez-vous n’a pas eu lieu du fait de la négation et de la violence : la rencontre a avorté.
Pourtant , Césaire proclame son adhésion à l’enrichissement mutuel par la rencontre entre les civilisations : « Cela réglé, j’admets que mettre les civilisations différentes en contact les unes avec les autres est bien ; que marier des mondes différents est excellent ; qu’une civilisation, quel que soit son génie intime, à se replier sur elle-même s’étiole ; que l’échange est ici l’oxygène, et que la grande chance de l’Europe est d’avoir été un carrefour, et que, d’avoir été le lieu géométrique de toutes les idées, le réceptacle de toutes les philosophies, le lieu d’accueil de tous les sentiments en a fait le meilleur redistributeur d’énergie. 7»
Ce que nous appelons la politique de la civilisation se fonde sur l’humanisme éthique, celle de la rencontre et du socle commun de l’appartenance à la même humanité. Pour que la politique de la civilisation devienne une politique réelle, il faudrait que la mémoire des peuples humiliés, soit célébrée et admise au jour de la reconnaissance et ne soit plus ensevelie dans les décombres et vouée au mépris et à la négation. C’est de l’actualisation partagée par une pédagogie qui ouvre les portes des musées, des bibliothèques et des lieux de transmission que peut commencer la réparation symbolique. La mémoire des peuples dominés est une composante essentielle de la mémoire collective universelle et du patrimoine mondial de l’humanité. La reconnaissance du devoir de mémoire est la condition de la justice dont la décision majeure doit aboutir à la réparation. C’est à cette condition de la mémoire réconciliée des peuples qu’une nouvelle ère s’ouvrira, dans la longue marche d’émancipation du genre humain. Tel est le sens d’une politique de la civilisation dont le fondement est le devoir de mémoire qui donne du sens à l’exigence de justice et l’équité de la réparation.
Un spectre hante l’humanité, ce sont les humiliés de l’histoire qui continuent à en être les victimes oubliées et qui attendent indéfiniment la bonne nouvelle : la reconnaissance du crime contre l’humanité que les peuples noirs ont subi et l’exigence de la réparation qui doit en découler.
La justice universelle et le tribunal de l’Histoire ont une responsabilité éthique devant le devoir de mémoire qui doit répondre à l’exigence de justice pour les peuples écrasés par l’histoire. Ce sont des hommes qui ont agi en tant que responsables à cette époque et ce sont des décideurs d’aujourd’hui en tant que responsables qui doivent agir et répondre à l’exigence des victimes. L’histoire n’est pas un procès sans sujet, elle résulte de la décision humaine à tout moment et quelles que soient les époques. La mémoire des peuples a besoin de la décision politique qui en assume les conséquences pour que la libération effective de l’humanité devienne une réalité.
La convergence des peuples par l’adhésion de tous à l’exigence de justice et de réparation est un impératif dans le sens kantien. Cet impératif doit se traduire par le fait que tous les peuples assument et portent l’aspiration à une humanité réconciliée avec elle-même en faisant converger l’idéal d’humanité et sa réalité vivante par le respect de la liberté et de la dignité des peuples. D’où l’exigence du devoir de mémoire et de la réparation des injustices subies par les peuples noirs.
(6)- Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, op.cit, p. 7.
(7) - Aimé Césaire, op.cit, p. 10.
Hamdou Rabby SY
*Conférence donnée le 25 Février 2011 à Berlin (Allemagne)*