
Réponse du philosophe Stéphane Douailler
Or(fée) blanche ?
Mahamadou Lamine Sagna a lu pour nous, internautes, le recueil poétique de Nicole Barrière intitulé Afrique : Peuples de lumière et de paroles (Barrière 2009). Il l’a lu pour nous et préfacé, comme il y a soixante ans Jean-Paul Sartre avait fait de L’anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache (Senghor 1948) de Léopold Sedar Senghor. De son prédécesseur, il reprend le geste et l’intention.
Contre notre souci qui se confine dans l’univers occidental, et qui, entre ses propres silences et ses écoutes superficielles, se laisse envelopper dans une ignorance sans limites du monde, il attire notre attention sur le « poème » africain. Mais il le fait alors d’une façon très inattendue. Car il ne peut, à son tour, ou alors au prix seulement d’une torsion supplémentaire des significations, nommer Nicole Barrière un « Orphée noir ». Celle-là ne peut faire signe, après Senghor, Césaire, Damas, Diop, Laleau, Rabéarivelo, pour une génération poétique faisant entendre et reconnaître un chant nègre et malgache parmi les voix du monde.
Aussi le geste et l’intention de Mahamadou Lamine Sagna énoncent-ils en même temps à leur manière une transformation qui a eu lieu. Une autre situation. Un moment que les représentations en cours cherchent à situer en recourant aux termes de globalisation, mondialisation, post-colonialité, tels qu’ils auraient été conduits à remplacer ceux d’internationalisme, anti-impérialisme, anti-colonialisme. Le projet de faire résonner plus fort un chant nègre et malgache par une lecture attentive des poèmes de Senghor, Césaire, Damas, Diop, Laleau, Rabéarivelo, texte repris en 1949 dansSituations III (Sartre 1949), s’était présenté, pour Jean-Paul Sartre, dans un monde deux fois bipolaire dans lequel l’exploiteur s’opposait à l’exploité et le colonial au colonisé.
Aussi s’agissait-il plus particulièrement d’ajuster l’une à l’autre, dans une opposition conjointe à l’ordre capitaliste et colonial, les voix de l’exploité et du colonisé. Tout l’effort d’attention de Jean-Paul Sartre consista à ne pas les confondre et à ne pas faire disparaître la seconde dans le processus téléologique qui menait, et devait malgré tout mener, vers la première. Sur un versant, il tenait que la temporalité propre à l’histoire universelle avait d’ores et déjà conduit la liberté du prolétaire blanc à élire domicile dans le savoir faire professionnel, dans la maîtrise technique de la matière, dans la discipline du travail, dans l’organisation calculée des luttes. C’était au cœur de la rationalité industrielle et capitaliste et avec les armes de cette rationalité que la liberté des exploités frayait chaque jour son chemin. La puissance du verbe poétique et les libertés que lui inventait le mouvement surréaliste n’étaient appelées à jouer dans cette partie qu’un rôle secondaire ou inexistant.
Autre alors était pour Sartre le temps politique des peuples coloniaux. Il leur revenait encore de construire en tant que colonisés et exploités la conscience d’eux-mêmes dans l’obscurité des trajectoires subjectives. Ils avaient à rejoindre cette conscience à travers un combat spécifique contre les images de faute élaborées pour justifier leur condition tout en disculpant le crime de la traite. Ils devaient passer par un moment de retrouvailles avec une innocence radicale et une poésie de cette innocence, assez fortes pour pulvériser le langage des blancs et les rendre à eux-mêmes au sein des ambivalences du monde de l’art. L’entrée des colonisés dans le temps politique et dans l’historie universelle exigeait ainsi le moment poétique du chant nègre et malgache lisible dans l’Anthologie réunie par Senghor.
Or c’est à un autre ajustement des discours et des interlocuteurs que procède pour sa part et dans son temps Mahamadou Lamine Sagna. Il ne s’agit plus de recueillir dans leur dualité et jonction à venir au sein de l’histoire universelle la langue des usines et le verbe poétique des peuples. La situation est présentée comme celle d’un manque dans la langue. Dans celle des philosophes, des poètes et de tout un chacun. Celles-là ne diraient pas l’Afrique. Elles ne feraient pas parler ou penser à partir de l’Afrique. Et ce serait alors ce manque que Nicole Barrière exemplifierait aux yeux de Mahamadou Lamine Sagna. Les vers qu’elle écrit et qui chantent à leur tour les peuples de paroles et de lumières de la terre africaine ne renforceraient aucuns chœurs de philosophes, de poètes et de peuples tournés vers l’Afrique. Les chants de ces chœurs, s’ils ont existé, se seraient comme éteints dans le « grand brasier blanc ».
Les vers de Nicole Barrière se présenteraient aujourd’hui sur une place vide. Désertée par les paroles et lumières philosophiques, poétiques, communes, de la terre africaine. Oubliée par la langue et les productions de la négritude. Délaissée par les œuvres universelles de la raison et de la politique. L’impossible « orphisme noir » de Nicole Barrière vaudrait vérité de la situation présente. Il dirait le silence des autres. Sauf qu’ainsi comprise, la différence des moments entre Jean-Paul Sartre et Mahamadou Lamine Sagna ne serait encore rien d’autre que celle opposant une époque sourde aux chants nègres et malgaches de ses colonisés à une actualité tombée dans un silence encore plus accablant.
Or, en éditant lui-même le recueil de Nicole Barrère dans des éditions qu’il a intitulées Phoenix, Mahamadou Lamine Sagna signifie évidemment autre chose aussi. Il aperçoit, écrit-il, dans la poétesse Nicole Barrière, une « figure moderne du griot traditionnel ». Cette dernière ne fait pas seulement signe vers une absence.
Depuis cette absence, elle vient tout autant en lieu et place de ce qui manque. Conformément à un motif qui a en effet beaucoup occupé la philosophie post-sartrienne, elle en « tient lieu ». Et cette relation, prélevée aux bords du silence, de « l’horreur » et de la « catastrophe » du présent, ne se veut nouée en principe à aucun privilège du poétique. Elle vaut virtuellement pour toute langue, tout dire, tout penser.
Le texte de Mahamadou Lamine Sagna en mime l’extension avec précision en transmettant le cas du tenant-lieu, exemplairement trouvé dans le recueil de Nicole Barrière, à ses correspondants internautes, à ses amis philosophes, au lecteur à haute voix de ces vers, aux proches de ce lecteur, à tous les expatriés de l’Afrique. Cette universalisation de la localisation africaine du penser et du dire, proposée à tout tenant-lieu qui se présentera, exige une réorganisation des données.
L’écart décisif est fourni par l’écart à l’égard de « la syntaxe oratoire et verbale si communément attribuée à l’Afrique ». Le poète qui vient à la place du griot ne transmet plus, pour Mahamadou Lamine Sagna, le chant des terres et chairs oubliées, martyrisées, ressuscitées. Il fait persévérer non pas la parole elle-même mais « l’art de parler par lequel vie est donnée aux faits et aux gestes ». Il maintient dans l’existence le pouvoir pour tous de cet art. Et il déchiffre alors dans les vers de Nicole Barrière la topographie de cette situation. Elle requiert, concernant l’Afrique, une Afrique qui est partout. Une africanité disséminée. Un réseau d’imitations non sensibles par lesquelles Afrique puisse se dire de tout endroit de la terre. Et elle élit pour ce faire les interstices du réel, les blancs du discours, les fragments des totalités inassemblables, les ensembles vides des organisations géopolitiques, afin qu’ils se fassent les supports de cette Afrique généralisée.
Mahamadou Lamine Sagna lit dans les vers de Nicole Barrière une géométrie qui institue d’autres spatialités. Il y ajoute, puisant dans ses propres recherches socio-économiques, le savoir d’autres circulations et ouvertures du temps.
Or l’invention d’autres conditions spatio-temporelles contient, on le sait, la possibilité d’autres expériences. Qu’Afrique puisse alors devenir un mot commun, capable de bouleverser le temps et l’espace de tous, fait en effet sortir le présent de son souci d’accorder des temps poétiques aux séparés provisoires de l’histoire universelle.
Afrique s’y fait moteur de rotations inédites de l’axe historique universel. Elles sont en cours, et Mahamadou Lamine Sagna le signale magnifiquement.
Par Stéphane Douailler
Professeur des Université. Professeur de Philosophie,
Paris VIII, St Denis
source: seneweb
Or(fée) blanche ?
Mahamadou Lamine Sagna a lu pour nous, internautes, le recueil poétique de Nicole Barrière intitulé Afrique : Peuples de lumière et de paroles (Barrière 2009). Il l’a lu pour nous et préfacé, comme il y a soixante ans Jean-Paul Sartre avait fait de L’anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache (Senghor 1948) de Léopold Sedar Senghor. De son prédécesseur, il reprend le geste et l’intention.
Contre notre souci qui se confine dans l’univers occidental, et qui, entre ses propres silences et ses écoutes superficielles, se laisse envelopper dans une ignorance sans limites du monde, il attire notre attention sur le « poème » africain. Mais il le fait alors d’une façon très inattendue. Car il ne peut, à son tour, ou alors au prix seulement d’une torsion supplémentaire des significations, nommer Nicole Barrière un « Orphée noir ». Celle-là ne peut faire signe, après Senghor, Césaire, Damas, Diop, Laleau, Rabéarivelo, pour une génération poétique faisant entendre et reconnaître un chant nègre et malgache parmi les voix du monde.
Aussi le geste et l’intention de Mahamadou Lamine Sagna énoncent-ils en même temps à leur manière une transformation qui a eu lieu. Une autre situation. Un moment que les représentations en cours cherchent à situer en recourant aux termes de globalisation, mondialisation, post-colonialité, tels qu’ils auraient été conduits à remplacer ceux d’internationalisme, anti-impérialisme, anti-colonialisme. Le projet de faire résonner plus fort un chant nègre et malgache par une lecture attentive des poèmes de Senghor, Césaire, Damas, Diop, Laleau, Rabéarivelo, texte repris en 1949 dansSituations III (Sartre 1949), s’était présenté, pour Jean-Paul Sartre, dans un monde deux fois bipolaire dans lequel l’exploiteur s’opposait à l’exploité et le colonial au colonisé.
Aussi s’agissait-il plus particulièrement d’ajuster l’une à l’autre, dans une opposition conjointe à l’ordre capitaliste et colonial, les voix de l’exploité et du colonisé. Tout l’effort d’attention de Jean-Paul Sartre consista à ne pas les confondre et à ne pas faire disparaître la seconde dans le processus téléologique qui menait, et devait malgré tout mener, vers la première. Sur un versant, il tenait que la temporalité propre à l’histoire universelle avait d’ores et déjà conduit la liberté du prolétaire blanc à élire domicile dans le savoir faire professionnel, dans la maîtrise technique de la matière, dans la discipline du travail, dans l’organisation calculée des luttes. C’était au cœur de la rationalité industrielle et capitaliste et avec les armes de cette rationalité que la liberté des exploités frayait chaque jour son chemin. La puissance du verbe poétique et les libertés que lui inventait le mouvement surréaliste n’étaient appelées à jouer dans cette partie qu’un rôle secondaire ou inexistant.
Autre alors était pour Sartre le temps politique des peuples coloniaux. Il leur revenait encore de construire en tant que colonisés et exploités la conscience d’eux-mêmes dans l’obscurité des trajectoires subjectives. Ils avaient à rejoindre cette conscience à travers un combat spécifique contre les images de faute élaborées pour justifier leur condition tout en disculpant le crime de la traite. Ils devaient passer par un moment de retrouvailles avec une innocence radicale et une poésie de cette innocence, assez fortes pour pulvériser le langage des blancs et les rendre à eux-mêmes au sein des ambivalences du monde de l’art. L’entrée des colonisés dans le temps politique et dans l’historie universelle exigeait ainsi le moment poétique du chant nègre et malgache lisible dans l’Anthologie réunie par Senghor.
Or c’est à un autre ajustement des discours et des interlocuteurs que procède pour sa part et dans son temps Mahamadou Lamine Sagna. Il ne s’agit plus de recueillir dans leur dualité et jonction à venir au sein de l’histoire universelle la langue des usines et le verbe poétique des peuples. La situation est présentée comme celle d’un manque dans la langue. Dans celle des philosophes, des poètes et de tout un chacun. Celles-là ne diraient pas l’Afrique. Elles ne feraient pas parler ou penser à partir de l’Afrique. Et ce serait alors ce manque que Nicole Barrière exemplifierait aux yeux de Mahamadou Lamine Sagna. Les vers qu’elle écrit et qui chantent à leur tour les peuples de paroles et de lumières de la terre africaine ne renforceraient aucuns chœurs de philosophes, de poètes et de peuples tournés vers l’Afrique. Les chants de ces chœurs, s’ils ont existé, se seraient comme éteints dans le « grand brasier blanc ».
Les vers de Nicole Barrière se présenteraient aujourd’hui sur une place vide. Désertée par les paroles et lumières philosophiques, poétiques, communes, de la terre africaine. Oubliée par la langue et les productions de la négritude. Délaissée par les œuvres universelles de la raison et de la politique. L’impossible « orphisme noir » de Nicole Barrière vaudrait vérité de la situation présente. Il dirait le silence des autres. Sauf qu’ainsi comprise, la différence des moments entre Jean-Paul Sartre et Mahamadou Lamine Sagna ne serait encore rien d’autre que celle opposant une époque sourde aux chants nègres et malgaches de ses colonisés à une actualité tombée dans un silence encore plus accablant.
Or, en éditant lui-même le recueil de Nicole Barrère dans des éditions qu’il a intitulées Phoenix, Mahamadou Lamine Sagna signifie évidemment autre chose aussi. Il aperçoit, écrit-il, dans la poétesse Nicole Barrière, une « figure moderne du griot traditionnel ». Cette dernière ne fait pas seulement signe vers une absence.
Depuis cette absence, elle vient tout autant en lieu et place de ce qui manque. Conformément à un motif qui a en effet beaucoup occupé la philosophie post-sartrienne, elle en « tient lieu ». Et cette relation, prélevée aux bords du silence, de « l’horreur » et de la « catastrophe » du présent, ne se veut nouée en principe à aucun privilège du poétique. Elle vaut virtuellement pour toute langue, tout dire, tout penser.
Le texte de Mahamadou Lamine Sagna en mime l’extension avec précision en transmettant le cas du tenant-lieu, exemplairement trouvé dans le recueil de Nicole Barrière, à ses correspondants internautes, à ses amis philosophes, au lecteur à haute voix de ces vers, aux proches de ce lecteur, à tous les expatriés de l’Afrique. Cette universalisation de la localisation africaine du penser et du dire, proposée à tout tenant-lieu qui se présentera, exige une réorganisation des données.
L’écart décisif est fourni par l’écart à l’égard de « la syntaxe oratoire et verbale si communément attribuée à l’Afrique ». Le poète qui vient à la place du griot ne transmet plus, pour Mahamadou Lamine Sagna, le chant des terres et chairs oubliées, martyrisées, ressuscitées. Il fait persévérer non pas la parole elle-même mais « l’art de parler par lequel vie est donnée aux faits et aux gestes ». Il maintient dans l’existence le pouvoir pour tous de cet art. Et il déchiffre alors dans les vers de Nicole Barrière la topographie de cette situation. Elle requiert, concernant l’Afrique, une Afrique qui est partout. Une africanité disséminée. Un réseau d’imitations non sensibles par lesquelles Afrique puisse se dire de tout endroit de la terre. Et elle élit pour ce faire les interstices du réel, les blancs du discours, les fragments des totalités inassemblables, les ensembles vides des organisations géopolitiques, afin qu’ils se fassent les supports de cette Afrique généralisée.
Mahamadou Lamine Sagna lit dans les vers de Nicole Barrière une géométrie qui institue d’autres spatialités. Il y ajoute, puisant dans ses propres recherches socio-économiques, le savoir d’autres circulations et ouvertures du temps.
Or l’invention d’autres conditions spatio-temporelles contient, on le sait, la possibilité d’autres expériences. Qu’Afrique puisse alors devenir un mot commun, capable de bouleverser le temps et l’espace de tous, fait en effet sortir le présent de son souci d’accorder des temps poétiques aux séparés provisoires de l’histoire universelle.
Afrique s’y fait moteur de rotations inédites de l’axe historique universel. Elles sont en cours, et Mahamadou Lamine Sagna le signale magnifiquement.
Par Stéphane Douailler
Professeur des Université. Professeur de Philosophie,
Paris VIII, St Denis
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