
Ibrahima Moktar Sarr est né en 1949. Après une formation d’instituteur, il change d’orientation et fait ses premiers pas professionnels dans les assurances. Mais, bientôt, le voilà sous le charme des media et il entre à Radio Mauritanie, avant de rejoindre, trois ans plus tard, le CESTI de Dakar. Le jeune journaliste ayant tôt fait ses preuves, on lui confie, en 1983, la direction des informations à la radio et la télévision nationale. C’est, à cette époque, déjà une pointure politique. Initié dans les années 70, au sein du PMT, le Parti Mauritanien du Travail, son engagement se précise, l’année de sa nomination à la RTM, avec la fondation collégiale des FLAM dont ses camarades lui confie l’organisation de la communication.
En 1986, il est arrêté, suite à la diffusion du manifeste du négro-mauritanien opprimé, et enfermé à Oualata. Durant quatre lourdes années, il y est torturé, et voit de nombreux compagnons de cellule disparaître, notamment son beau père, le grand poète et homme de culture, feu Téne Youssouf Gueye. Au cours des années 90, il va participer à tous les grands partis d’opposition radicale, notamment le FDUC, l’UFD, AC, l’APP… En 2007, il se présente comme candidat indépendant aux élections présidentielles, où il recueille un peu moins de 10% des suffrages. La même année, il fonde, avec l’aile modérée des FLAM (FLAM-Rénovation), le parti pour l’Alliance pour la Justice et la Démocratie/Mouvement Renouveau, qu’il préside actuellement. Secrétaire Général de la toute nouvelle institution de l’opposition démocratique, Ibrahima a bien voulu nous recevoir dans son bureau et évoquer avec nous son parcours, ses aspirations et son analyse de la conjoncture.
K.A. Monsieur le président, Poète, journaliste, militant, … Deuxième personnalité de l’opposition démocratique, nanti d’un honorable score aux élections présidentielles, où vous situez-vous en tous ces personnages ?
Ici même et en moi-même… Naturellement ceux qui sont informés, comme vous, connaissent les différentes facettes de ma personnalité, en saisissent la continuité et ne sont pas surpris par les 8 %, plus ou moins, de suffrages que m’a accordés le peuple mauritanien. Mais permettez-moi de plutôt situer cette réalité dans l’environnement global actuel. La force populaire que je représente doit se mouvoir, aujourd’hui, dans une opposition qui se cherche, qui n’a pas encore trouvé ses marques, face à un pouvoir qui s’interroge, également, sur la route à suivre. Cette incertitude générale, c’est un problème, le grand problème de la Mauritanie contemporaine, qui plante bien le décor de la situation actuelle, avant d’entrer dans les détails.
K.A. : Essayons donc de clarifier les choses. Vous avez toujours été dans l’opposition. Mais, en ce nouveau paysage politique, assez flou, allez-vous repenser votre style ? Autrement dit, vous vous opposez à qui, à quoi et comment ?
Personnellement, après le départ d’Ould Taya, la transition militaire, l’élection de Sidi, les mesures concernant l’esclavage, le retour des réfugiés et la volonté de régler le passif humanitaire, je me dis qu’il y a quand même quelque chose qui a bougé dans le pays. Dans la période Ould Taya, tout était bloqué, des questions aussi graves que celles que je viens de citer restaient tabou. Vous souvenez-vous ? En 2001, alors que j’étais député, j’avais évoqué, devant l’assemblée nationale, la question du retour des réfugiés : cela avait valu à mon parti d’être immédiatement dissous. On est loin de tout cela aujourd’hui ; Sidi n’est pas Mouawiya.
Même s’il existe des relents du vieux système, bien des portes se sont ouvertes, et celui-ci est bien ébranlé. Il eût fallu assurer une dynamique courageuse pour assurer son effondrement, malheureusement les choix populaires, tout d’abord, les options politiques ensuite, ont préféré ménager la chèvre et le chou… Ça complique les choses. Quoiqu’il en soit, mon opposition ne peut plus être la même que du temps de Mouawiya. Je suis obligé de soutenir les efforts du président concernant l’esclavage, je suis obligé de participer au retour de nos compatriotes, je suis obligé d’aider le gouvernement dans sa volonté de régler le passif humanitaire. Mais j’ai moi-même des solutions à ces problèmes. Il s’agit de les coordonner avec celles retenues par le pouvoir. A ce niveau, il peut y avoir des frictions, mais c’est dans le cadre d’un dialogue. Si celui-ci n’aboutissait pas, alors nous reprendrions la voie de l’opposition « oppositionnelle ».
K.A. : Peut-on conclure que le président Sarr Ibrahima est aujourd’hui en position de cohabitation ?
Disons plutôt qu’il s’agit d’une compréhension. Compréhension d’une certaine ouverture politique qu’il faut pousser, voir jusqu’où peut-elle aller. Quelle que soit la bonne volonté de Sidi, il existe, dans son entourage, des gens qui ne partagent pas ses idées, des hommes de l’ancien régime, et c’est un peu le drame de notre président que d’avoir été soutenu par des gens qui n’agréent pas totalement son programme, qui traînent à le réaliser, alors que, dans l’opposition, il y a des gens qui participent à la réalisation de certains points de ce programme, sans l’avoir jamais soutenu. C’est tout le dilemme de Sidi. Eût-il fait plus largement appel à cette opposition, lors de la composition du premier gouvernement, quitte à ce que chacun rejoignît sa chapelle, une fois les grands dossiers de la Mauritanie mis sur rails, que tout serait aujourd’hui beaucoup plus clair. Voilà où se situe le grand ratage du début du quinquennat. Sidi peut-il aujourd’hui rattraper le coup ? Franchement, je n’en sais rien, mais c’est, en, tous cas, la racine de la situation actuelle.
K.A : Revenons sur ce dilemme, et sur le flou politique qu’il a engendré. On se souvient des étranges débats parlementaires entourant la mise en œuvre des chantiers ouverts par Ould Cheikh Abdallahi, contestés par une partie de sa supposée majorité, contestation amplifiée par les médias, et soutenus, au contraire, par le vote d’une grande partie de l’opposition, médiatiquement plus silencieuse, quant à elle. Dans ces nuances de clameurs, c’est bel et bien le président qui s’est trouvé isolé dans son propre camp. L’opposition n’avait-elle d’autre choix ? Etait-ce stratégie délibérée ? Comment expliquer son absence d’initiatives en cette « drôle de guerre » ?
Mais l’opposition, dès le départ, s’est ouverte au dialogue, en proposant, comme je viens de l’évoquer, un gouvernement d’union nationale. Vous vous souvenez des manchettes de la presse de l’époque ? La main tendue de l’opposition… Mais Sidi, ou plus probablement, ses soutiens électoraux, l’ont refusée. Si l’opposition avait bien compris que l’héritage de Taya ne pourrait être liquidé qu’avec le concours d’une véritable union nationale, le temps, au moins, d’éclaircir la situation, d’autres se posaient plutôt la question de savoir comment faire perdurer le système. Or il faut bien comprendre, il faut impérativement que le peuple comprenne, que Mouawiya n’a créé qu’un mirage économique, où la richesse qui circulait ne reposait que sur le détournement, la corruption, la drogue, le blanchiment d’argent.
Aujourd’hui, les réalités s’imposent, les problèmes doivent être clairement réglés, et l’argent strictement utilisé. En cette rigueur incontournable, qui ne portera ses fruits qu’à terme, le peuple s’y retrouve d’autant moins que perdurent, en hauts lieux, des appétits carnassiers et que se durcit la conjoncture commerciale. Convenez qu’en cette situation complexe, le champ d’initiatives d’une opposition lucide et responsable, malheureusement privée de cette union nationale, qui était, je le répète, indispensable, soit, hélas, assez réduit.
K.A. : Les observateurs se sont beaucoup interrogés sur les récents développements du statut de l’opposition, où l’on a vu l’UFP faire passer un amendement réaménageant son ordonnance, grâce à l’appui de la majorité, au grand dam des autres composantes de l’opposition. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?
Initié par les militaires, le statut de l’opposition a, manifestement, été taillé sur mesures d’Ahmed Daddah, peut-être histoire de le préparer à la suite des évènements La plupart des opposants à cette ordonnance auraient préféré un statut collégial. Après les élections, la polémique a enflé et Ahmed a proposé de partager, en partie, les prérogatives que les militaires lui avaient accordées. Préservant, à lui-même, le poste de secrétaire général ; à son parti, le cabinet et le poste de chargé de mission ; il laissait le reste aux autres composantes de l’opposition. Tawassoul a, de son côté, avancé mon nom pour le poste de secrétaire général, arguant de ma qualité de chef de parti. Ahmed a tout de suite accepté cet arrangement, mais Ould Maouloud s’y est opposé, en invoquant, pour l’UFP, le caractère de second parti de l’opposition, selon le résultat des élections législatives, et une certaine interprétation du texte de l’ordonnance militaire. Ce à quoi Ahmed a rétorqué qu’à s’en tenir à ce texte même, il avait, lui, tout pouvoir de décision ; mais qu’il ne désirait pas y référer systématiquement et qu’il entendait dépasser la lettre légale. Pour finir, on s’est mis d’accord, les cinq partis, sur une modification de la loi. Nous avons tous accepté le principe d’une référence à la représentativité parlementaire mais à compter, seulement, des prochaines élections législatives.
Cependant, concernant l’attribution immédiate des postes, l’UFP a maintenu sa revendication pour le secrétariat général. La situation était bloquée et c’est pour cette raison que l’UFP a présenté son propre amendement. Ahmed Daddah et le RFD ont fait savoir que, votée en ce nouvel état, la loi remettait en cause la cohérence de l’institution, une partie de l’opposition en étant, de fait, exclue. Mon parti ne disposant pas, par la force des choses, de députés à l’assemblée, [rappelons que l’AJD/MR a été fondée après les dernières élections (note de la rédaction)], je serais moi-même obligé de quitter la fonction où m’avait nommé, de plein droit, Ahmed Daddah, et serais, peut-être, obligé de faire cavalier seul. Voilà, grosso modo, le scénario de cet épisode, qui met surtout en cause la relative ambiguïté de la notion d’opposition, lisible selon divers scrutins, à divers moments, au gré du calendrier électoral et des aléas politiques…
K.A. : Abordons une question assez peu connue du public mauritanien : le nationalisme noir. On a beaucoup parlé du nationalisme arabe, souvent associé aux émotions militaires de notre pays. Si la communauté noire fut longtemps mise, par les services de renseignement du précédent pouvoir, hors jeux, et son expression contestataire réduite aux seuls FLAM, peut-on parler aujourd’hui d’un nationalisme noir en Mauritanie ?
La question est pertinente. Oui, il existe un nationalisme noir en Mauritanie, dans la mesure où des organisations négro-africaines se distinguent par leurs orientations et leur discours politique. Pour ma part, j’ai toujours refusé de telles positions ethnico-nationalistes. On a beau me taxer des pires intentions – vous avez employé vous-même le terme d’ « extrémiste » – je persiste et signe en me posant en simple démocrate. Vous savez, le premier parti révolutionnaire mauritanien, le Parti Mauritanien du Travail (PMT), d’obédience soviétique, qui fut fondé en 1968, avec les Ladji Traoré et consorts, était, manifestement, et en dépit de la volonté de ses fondateurs, un parti ethnique, négroafricain, tout comme son cadet arabe, le PKM, fondé un peu plus tard par les Ould Abeidrahmane et quelques éléments panarabistes.
Le sabordement du premier par le second, en 1974, débouche, deux ans plus tard, sur la l’intégration du PKM par le biais des « chartistes » au sein du Parti du Peuple Mauritanien (PPM). C’est à ce moment que des gens comme moi ont quitté cette mouvance, en constatant que ces partis, surtout le PKM, ne voulaient pas prendre en charge les problèmes liés à la question nationale : l’esclavage et le racisme, en particulier. C’est ainsi qu’est né l’UDM, l’Union Démocratique Mauritanienne. La terminologie était claire : l’UDM n’était pas un mouvement ethnico-nationaliste, c’était un mouvement révolutionnaire démocrate, qui militait pour l’égalité de tous les citoyens. Malheureusement, cette initiative ne pouvait être que négroafricaine, au simple vu de ses priorités, et devait fatalement le rester : même à l’heure actuelle, il est très rare de voir des arabes adhérer à des mouvements dirigés par des négroafricains. Ça commence à changer, timidement, mais c’est toujours une réalité du paysage politique mauritanien.
Le caractère clandestin des FLAM, fondé en 1983, a constitué un handicap certain à son ouverture et les évènements dramatiques de 1989 n’ont, évidemment, pas arrangé les choses. Par la suite, je me suis lancé dans le FDUC, puis l’UFD, l’AC (Action pour le Changement), l’APP et enfin l’AJD / MR, où se retrouvent, enfin, toutes les différentes composantes nationales. Ce que j’ai toujours cherché, ce pourquoi je me bats encore, c’est le règlement de tous les problèmes du pays, sur une base égalitaire et de justice sociale. Je crois avoir apporté quelque chose de nouveau dans la politique nationale, et cela s’est surtout manifesté lors de l’élection présidentielle. Cet élément nouveau, c’est la réconciliation nationale. Celle-ci passe par deux étapes incontournables.
En un, résorber le passif humanitaire, en pleine reconnaissance des faits, et le pardon, toujours possible, ne peut être acquis sans cela. En deux, créer les conditions d’une véritable cohabitation qui doit, selon moi, reposer sur quatre piliers. La redéfinition de l’identité mauritanienne, qui est multinationale ; l’éradication systématique de l’esclavage ; le règlement constitutionnel de la question culturelle, avec l’égalité de traitement des langues nationales ; le partage, enfin, du pouvoir politique. Il faut mettre fin au monopole de fait qui sévit actuellement. On en parle aujourd’hui et quelques signes avant-coureurs vont en ce sens : le président du sénat est négroafricain, celui de l’assemblée nationale est harratine…
Mais il faut aller beaucoup plus en profondeur. Voyez-vous, s’il s’agissait de définir la représentation politique des différentes composantes nationales en fonction de leur seul poids numérique, je pense que la seule composante nationale en droit de revendiquer la majorité des postes de ministres et autres, ce sont les harratines. La base militaire arabe blanche estime qu’elle a le droit à tous les privilèges en s’arrogeant la main-mise sur la langue arabe et en évoquant le faible pourcentage de populations wolof, soninké et hal pulaar pour justifier leur faible représentativité politique. L’argument devrait, logiquement, mener à une proportion grandissante de harratines, bientôt majoritaire, au sein de l’appareil de l’Etat.
K.A. : Faudrait-il donc prévoir, après l’abolition affective de l’esclavage, une discrimination positive ?
Nuançons le propos. Même si l’on doit tenir compte des critères démographiques, on doit, bien évidemment, s’appuyer préférentiellement sur la capacité, la technicité et les compétences. Aujourd’hui, il serait difficile de voir une majorité harratine aux commandes de la Mauritanie : non seulement, ils ont été artificiellement maintenus en situation d’infériorité socio-culturelle, mais les blancs ont été, systématiquement, propulsés sur le devant de la scène, dès les premières années d’école et tout au long des processus de sélection. La simple résolution de l’esclavage ne suffit pas, il reste à développer un véritable programme de formations, mû par une volonté inflexible de promouvoir, pour tous, une même égalité de chances. La nécessité de justice implique, certes, une discrimination positive, mais celle-ci doit être discrète, réfléchie, évolutive.
K.A. : L’oppression culturelle s’appuie, notamment, sur le langage. Il existe, dans notre vocabulaire contemporain, des clichés réducteurs qui orientent non seulement l’imaginaire mauritanien, mais aussi l’image du pays. J’en citerai trois, à titre d’exemple : « Bilad Chinguitt », « système beydane » et le « pays du million de poètes ». Vous inspirent-ils quelque commentaire ?
L’histoire de la Mauritanie n’a pas été écrite, ni jamais enseignée dans sa diversité. Le système dominant – beydane, n’ayons crainte de le dire – a imposé une lecture sélective, très orientée, nordiste, arabisée, de la Mauritanie. Le caractère exclusivement islamique du pays a servi, comme ailleurs, d’argument central à cette réduction. Les oulémas du monde musulman – tout particulièrement, du Maghreb et du Moyen-orient – ne connaissent de la Mauritanie, que le « Bilad Chinguitt », la « septième ville sainte de l’islam », et c’est cela qui a été systématiquement véhiculé par une certaine littérature. Cette arabité de l’islam est, d’ailleurs, un lieu commun de l’opinion mondiale. Pourtant, trois musulmans sur quatre ne se revendiquent d’aucune arabité. Qui le sait ? Qui en fait une information capitale ? Des questions analogues se posent quant à notre histoire nationale.
Qui connaît le caractère pluriethnique des Almoravides ? Qui est capable de citer un, ne serait-ce qu’un, négroafricain qui s’est illustré en cette célèbre compagnie ? Le rôle de l’empire du Ghana dans la propagation de l’islam ? Des savants peuls, notamment des oulémas comme Thierno Souleymane Ball au XVIIIème siècle, qui a ouvert l’ère des Almami en 1776. El Haji Oumar Tall, au XIX est certainement mieux connu. En fait, la limitation de la Mauritanie au Bilad Chinguitt est un aveu d’ignorance et il serait bien difficile d’en vouloir aux ignorants qui en perpétuent le mythe. Par contre, ceux qui savent portent une lourde responsabilité et c’est notamment pour cela que j’ai pu dénoncer le « système beydane », en ce qu’il entretenait sciemment l’ignorance, afin de justifier son monopole dans le gouvernement de la nation. Aurais-je dû plutôt parler du « système Mouawiya », puisque la famille de celui-ci trustait la quasi-totalité des meilleures places – les plus juteuses, en tous cas – du pouvoir ? De même, l’expression « système beydane » dédouanerait-elle les négroafricains qui s’en sont repus ? Quant au « pays du million de poètes », c’est encore une référence maghrébine ou moyen-orientale qui ne connaît que la littérature arabe. La poésie négro-africaine fut et est encore largement méconnue.
K.A. : Le poète Ibrahima Sarr est chanté par de grandes voix africaines. Comment expliquer qu’en Mauritanie, cette réalité soit si peu connue ? Négligence de l’auteur ? Blocage des institutions culturelles ? Ou, tout simplement, conséquence logique d’un processus de rupture intercommunautaire ?
Chaque communauté s’exprime à l’intérieur de sa sphère, avec sa propre langue. Certains éléments qui auraient pu constituer un lien culturel, comme la langue arabe ou la langue française, je ne les utilise, moi-même, pas dans ma poésie. Je ne chante que dans ma langue maternelle et personne, à ce jour, n’en a traduit les accents en une autre langue. Il y a peu, j’ai rencontré, chez lui – nous avons coupé, ensemble, un soir du dernier Ramadan – l’émir des poètes arabes, qui vient d’être récemment couronné, et nous nous sommes promis de traduire mutuellement nos œuvres, par souci de cohésion nationale. C’est effectivement une nécessité que les richesses ethniques qui magnifient notre diversité soient connues de tous les mauritaniens, avant d’être présentées au monde, en français, en anglais ou autre. Nous avons de très grands poètes en langues négroafricaines, je pense en particulier à mon maître, Diop Mourtodo. Je suis, peut-être, le plus connu, parce que j’ai bénéficié de la radio, qui a fait diffusé ma poésie au sein de la diaspora peule internationale, et de grands chanteurs, comme le Baba Maal, ont ainsi pu facilement incorporer mes textes dans leur répertoire. Mais il y a de très grands poètes, encore inconnus hors de leur communauté, soninké ou wolof, et il reste beaucoup à faire dans la promotion de notre patrimoine culturel national.
K.A. : Brahim Abdallahi, un ami commun, m’a dit en 2005 : « Méfie-toi. Dans ce pays, on ne consomme plus de culture, on ne consomme que du sorgho. » Boutade désabusée ou constat lucide ?
C’est assez vrai. L’Etat mauritanien a beaucoup privilégié les aspirations matérielles, convenant ainsi à des exigences marchandes singulièrement mondialisées, tout de même, en ce début de XXIème siècle. Chacun cherche plus à posséder qu’à s’exprimer, d’une manière relevée, sur les choses de la vie. Quelque part, la religion, du moins son interprétation restrictive, joue également un rôle négatif, en dénigrant la musique et la poésie, arts du « temps de l’ignorance ». Tout cela concourt à minimiser l’intérêt de notre jeunesse envers la culture, passablement limitée aux produits standard de la consommation internationale. Quant à notre culture nationale, il s’agirait déjà de bien exploiter l’existant. Il y a, par exemple, des associations de poètes et de musiciens. Il faudrait les encourager, valoriser intelligemment ces initiatives de la société civile. Une politique réfléchie et cohérente de l’Etat devrait dynamiser ce secteur important pour notre identité nationale.
K.A. : En tant que poète, qu’est-ce qui vous inspire dans la Mauritanie d’aujourd’hui ?
J’écris peu. Auparavant, guère plus d’un poème par an. Plus, c’est vrai, quand j’étais en prison, où j’ai composé plusieurs textes sur nos conditions de détention. Mais, depuis, je n’en ai écrit qu’un ou deux. Cela dit, ce qui pourrait, à mon sens, inspirer aujourd’hui un poète, c’est, d’abord, le thème de la réconciliation nationale, émouvoir les mauritaniens en ce sens, leur donner de l’espérance en l’avenir, évoquer les dangers qui nous guettent, la perte de nos valeurs, le matérialisme exacerbé, tout cela, je crois, seraient de bons sujets de poésie.
K.A. : La libéralisation de la presse a donné lieu à des débordements. Certains confrères ont un sens, disons, très sommaire, de la déontologie et n’hésitent pas à informer sans preuves, calomnier, attiser les haines, tabler sur la désintégration nationale… On parle d’un phénomène « peshmerga »… A l’heure où se discutent les décrets d’application de la loi libéralisant les ondes, peut-on éviter, et comment, de tels dérapages dans le domaine, hautement sensible, de l’audiovisuel ?
Il faut tout d’abord insister sur la position de l’Etat. Rien n’est en effet discutable sans un Etat qui maîtrise la situation nationale, avec des orientations très claires, une capacité reconnue à faire la part des choses, à établir un consensus autour de grands principes simples et unanimement respectés, assortis d’une politique nette sur l’information et les medias. Il y a des limites à la liberté, il y a des devoirs professionnels, il y a des droits à l’information et il y a l’action régulatrice d’une haute autorité qui doit veiller à l’application de la loi. Quelques règles simples s’imposent à la raison : refus catégorique de toute incitation à la division du pays, de tout chauvinisme, tribal, ethnique ou autre ; scrupuleux respect d’un cahier de charges clairement défini ; formation appuyée des journalistes. Voilà, je pense, de quoi éviter les dérapages qui se sont multipliés dans la presse écrite.
K.A. : Un mot sur la Radio Citoyenne que d’aucuns considèrent comme le prototype des futures radios privées ?
Radio Citoyenne, c’est, à l’évidence, une porte de liberté, une bonne préparation pour demain. Mais il y a des angles à arrondir, un public à former. Il ne suffit pas d’avoir accès à la parole, il faut apprendre à la mesurer et les modérateurs de débat doivent être fermes sur tout ce qui peut nuire à l’unité nationale. Mais, encore une fois, précisons le sens des mots. Unité ne veut pas dire uniformité. L’unité implique, exige, la diversité, le débat, le dialogue, la négociation. La démocratie, c’est, impérativement, le respect de soi-même et, tout aussi impérativement, le respect d’autrui.
La brûlante actualité nous oblige à conclure sur les évènements tragiques qui ensanglantent la Mauritanie et assombrissent son image. Qu’en pensez-vous ?
C’est ainsi et n’ayons pas peur d’affronter la réalité. Le terrorisme est abominable et doit être vigoureusement combattu. Mais la simple dénonciation du mal ne suffit pas, il faut aller à sa racine. A mon sens, le terrorisme est l’une des réponses, instinctive, passionnelle, infantilement coléreuse, à l’agression du Sud dominé, appauvri et amolli, par le Nord, conquérant, riche et arrogant, qui s’est donné pour mission de réduire l’humanité, par le biais de la mondialisation « libérale » – quel détournement de sens que cette formule ! – en un village planétaire à leurs mains. Cette cité unique, comme la pensée de même nom, serait policée par la seule civilisation judéo-chrétienne, du moins son avatar sciento-laïc. L’ère des croisades étant officiellement révolu, le nouvel ordre mondial, dirigé par les USA, se contente de « bantouster » les autres cultures, y compris les religions. La provocation des esprits faibles entre en telle stratégie. On en a l’exemple avec les caricatures sur le Prophète de l’islam, destinées à enrager les illuminés d’un jihad dénaturé. Par qui ? Avec quelques complicités ? Au service de quels manipulateurs masqués ? On est ici en terrain obscur et glauque, terreau des plus macabres expressions. Efforçons-nous, pour notre part, à la plus vigoureuse clarté. Hissons, sans crainte, nos plus belles couleurs. C’est, paradoxalement, le message que nous délivre la situation présente.
Propos recueillis par A. Hormatallah
Source: http://www.alyowm.com/article63.html
alyowm.com via AJD/MR
(M)
En 1986, il est arrêté, suite à la diffusion du manifeste du négro-mauritanien opprimé, et enfermé à Oualata. Durant quatre lourdes années, il y est torturé, et voit de nombreux compagnons de cellule disparaître, notamment son beau père, le grand poète et homme de culture, feu Téne Youssouf Gueye. Au cours des années 90, il va participer à tous les grands partis d’opposition radicale, notamment le FDUC, l’UFD, AC, l’APP… En 2007, il se présente comme candidat indépendant aux élections présidentielles, où il recueille un peu moins de 10% des suffrages. La même année, il fonde, avec l’aile modérée des FLAM (FLAM-Rénovation), le parti pour l’Alliance pour la Justice et la Démocratie/Mouvement Renouveau, qu’il préside actuellement. Secrétaire Général de la toute nouvelle institution de l’opposition démocratique, Ibrahima a bien voulu nous recevoir dans son bureau et évoquer avec nous son parcours, ses aspirations et son analyse de la conjoncture.
K.A. Monsieur le président, Poète, journaliste, militant, … Deuxième personnalité de l’opposition démocratique, nanti d’un honorable score aux élections présidentielles, où vous situez-vous en tous ces personnages ?
Ici même et en moi-même… Naturellement ceux qui sont informés, comme vous, connaissent les différentes facettes de ma personnalité, en saisissent la continuité et ne sont pas surpris par les 8 %, plus ou moins, de suffrages que m’a accordés le peuple mauritanien. Mais permettez-moi de plutôt situer cette réalité dans l’environnement global actuel. La force populaire que je représente doit se mouvoir, aujourd’hui, dans une opposition qui se cherche, qui n’a pas encore trouvé ses marques, face à un pouvoir qui s’interroge, également, sur la route à suivre. Cette incertitude générale, c’est un problème, le grand problème de la Mauritanie contemporaine, qui plante bien le décor de la situation actuelle, avant d’entrer dans les détails.
K.A. : Essayons donc de clarifier les choses. Vous avez toujours été dans l’opposition. Mais, en ce nouveau paysage politique, assez flou, allez-vous repenser votre style ? Autrement dit, vous vous opposez à qui, à quoi et comment ?
Personnellement, après le départ d’Ould Taya, la transition militaire, l’élection de Sidi, les mesures concernant l’esclavage, le retour des réfugiés et la volonté de régler le passif humanitaire, je me dis qu’il y a quand même quelque chose qui a bougé dans le pays. Dans la période Ould Taya, tout était bloqué, des questions aussi graves que celles que je viens de citer restaient tabou. Vous souvenez-vous ? En 2001, alors que j’étais député, j’avais évoqué, devant l’assemblée nationale, la question du retour des réfugiés : cela avait valu à mon parti d’être immédiatement dissous. On est loin de tout cela aujourd’hui ; Sidi n’est pas Mouawiya.
Même s’il existe des relents du vieux système, bien des portes se sont ouvertes, et celui-ci est bien ébranlé. Il eût fallu assurer une dynamique courageuse pour assurer son effondrement, malheureusement les choix populaires, tout d’abord, les options politiques ensuite, ont préféré ménager la chèvre et le chou… Ça complique les choses. Quoiqu’il en soit, mon opposition ne peut plus être la même que du temps de Mouawiya. Je suis obligé de soutenir les efforts du président concernant l’esclavage, je suis obligé de participer au retour de nos compatriotes, je suis obligé d’aider le gouvernement dans sa volonté de régler le passif humanitaire. Mais j’ai moi-même des solutions à ces problèmes. Il s’agit de les coordonner avec celles retenues par le pouvoir. A ce niveau, il peut y avoir des frictions, mais c’est dans le cadre d’un dialogue. Si celui-ci n’aboutissait pas, alors nous reprendrions la voie de l’opposition « oppositionnelle ».
K.A. : Peut-on conclure que le président Sarr Ibrahima est aujourd’hui en position de cohabitation ?
Disons plutôt qu’il s’agit d’une compréhension. Compréhension d’une certaine ouverture politique qu’il faut pousser, voir jusqu’où peut-elle aller. Quelle que soit la bonne volonté de Sidi, il existe, dans son entourage, des gens qui ne partagent pas ses idées, des hommes de l’ancien régime, et c’est un peu le drame de notre président que d’avoir été soutenu par des gens qui n’agréent pas totalement son programme, qui traînent à le réaliser, alors que, dans l’opposition, il y a des gens qui participent à la réalisation de certains points de ce programme, sans l’avoir jamais soutenu. C’est tout le dilemme de Sidi. Eût-il fait plus largement appel à cette opposition, lors de la composition du premier gouvernement, quitte à ce que chacun rejoignît sa chapelle, une fois les grands dossiers de la Mauritanie mis sur rails, que tout serait aujourd’hui beaucoup plus clair. Voilà où se situe le grand ratage du début du quinquennat. Sidi peut-il aujourd’hui rattraper le coup ? Franchement, je n’en sais rien, mais c’est, en, tous cas, la racine de la situation actuelle.
K.A : Revenons sur ce dilemme, et sur le flou politique qu’il a engendré. On se souvient des étranges débats parlementaires entourant la mise en œuvre des chantiers ouverts par Ould Cheikh Abdallahi, contestés par une partie de sa supposée majorité, contestation amplifiée par les médias, et soutenus, au contraire, par le vote d’une grande partie de l’opposition, médiatiquement plus silencieuse, quant à elle. Dans ces nuances de clameurs, c’est bel et bien le président qui s’est trouvé isolé dans son propre camp. L’opposition n’avait-elle d’autre choix ? Etait-ce stratégie délibérée ? Comment expliquer son absence d’initiatives en cette « drôle de guerre » ?
Mais l’opposition, dès le départ, s’est ouverte au dialogue, en proposant, comme je viens de l’évoquer, un gouvernement d’union nationale. Vous vous souvenez des manchettes de la presse de l’époque ? La main tendue de l’opposition… Mais Sidi, ou plus probablement, ses soutiens électoraux, l’ont refusée. Si l’opposition avait bien compris que l’héritage de Taya ne pourrait être liquidé qu’avec le concours d’une véritable union nationale, le temps, au moins, d’éclaircir la situation, d’autres se posaient plutôt la question de savoir comment faire perdurer le système. Or il faut bien comprendre, il faut impérativement que le peuple comprenne, que Mouawiya n’a créé qu’un mirage économique, où la richesse qui circulait ne reposait que sur le détournement, la corruption, la drogue, le blanchiment d’argent.
Aujourd’hui, les réalités s’imposent, les problèmes doivent être clairement réglés, et l’argent strictement utilisé. En cette rigueur incontournable, qui ne portera ses fruits qu’à terme, le peuple s’y retrouve d’autant moins que perdurent, en hauts lieux, des appétits carnassiers et que se durcit la conjoncture commerciale. Convenez qu’en cette situation complexe, le champ d’initiatives d’une opposition lucide et responsable, malheureusement privée de cette union nationale, qui était, je le répète, indispensable, soit, hélas, assez réduit.
K.A. : Les observateurs se sont beaucoup interrogés sur les récents développements du statut de l’opposition, où l’on a vu l’UFP faire passer un amendement réaménageant son ordonnance, grâce à l’appui de la majorité, au grand dam des autres composantes de l’opposition. Pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?
Initié par les militaires, le statut de l’opposition a, manifestement, été taillé sur mesures d’Ahmed Daddah, peut-être histoire de le préparer à la suite des évènements La plupart des opposants à cette ordonnance auraient préféré un statut collégial. Après les élections, la polémique a enflé et Ahmed a proposé de partager, en partie, les prérogatives que les militaires lui avaient accordées. Préservant, à lui-même, le poste de secrétaire général ; à son parti, le cabinet et le poste de chargé de mission ; il laissait le reste aux autres composantes de l’opposition. Tawassoul a, de son côté, avancé mon nom pour le poste de secrétaire général, arguant de ma qualité de chef de parti. Ahmed a tout de suite accepté cet arrangement, mais Ould Maouloud s’y est opposé, en invoquant, pour l’UFP, le caractère de second parti de l’opposition, selon le résultat des élections législatives, et une certaine interprétation du texte de l’ordonnance militaire. Ce à quoi Ahmed a rétorqué qu’à s’en tenir à ce texte même, il avait, lui, tout pouvoir de décision ; mais qu’il ne désirait pas y référer systématiquement et qu’il entendait dépasser la lettre légale. Pour finir, on s’est mis d’accord, les cinq partis, sur une modification de la loi. Nous avons tous accepté le principe d’une référence à la représentativité parlementaire mais à compter, seulement, des prochaines élections législatives.
Cependant, concernant l’attribution immédiate des postes, l’UFP a maintenu sa revendication pour le secrétariat général. La situation était bloquée et c’est pour cette raison que l’UFP a présenté son propre amendement. Ahmed Daddah et le RFD ont fait savoir que, votée en ce nouvel état, la loi remettait en cause la cohérence de l’institution, une partie de l’opposition en étant, de fait, exclue. Mon parti ne disposant pas, par la force des choses, de députés à l’assemblée, [rappelons que l’AJD/MR a été fondée après les dernières élections (note de la rédaction)], je serais moi-même obligé de quitter la fonction où m’avait nommé, de plein droit, Ahmed Daddah, et serais, peut-être, obligé de faire cavalier seul. Voilà, grosso modo, le scénario de cet épisode, qui met surtout en cause la relative ambiguïté de la notion d’opposition, lisible selon divers scrutins, à divers moments, au gré du calendrier électoral et des aléas politiques…
K.A. : Abordons une question assez peu connue du public mauritanien : le nationalisme noir. On a beaucoup parlé du nationalisme arabe, souvent associé aux émotions militaires de notre pays. Si la communauté noire fut longtemps mise, par les services de renseignement du précédent pouvoir, hors jeux, et son expression contestataire réduite aux seuls FLAM, peut-on parler aujourd’hui d’un nationalisme noir en Mauritanie ?
La question est pertinente. Oui, il existe un nationalisme noir en Mauritanie, dans la mesure où des organisations négro-africaines se distinguent par leurs orientations et leur discours politique. Pour ma part, j’ai toujours refusé de telles positions ethnico-nationalistes. On a beau me taxer des pires intentions – vous avez employé vous-même le terme d’ « extrémiste » – je persiste et signe en me posant en simple démocrate. Vous savez, le premier parti révolutionnaire mauritanien, le Parti Mauritanien du Travail (PMT), d’obédience soviétique, qui fut fondé en 1968, avec les Ladji Traoré et consorts, était, manifestement, et en dépit de la volonté de ses fondateurs, un parti ethnique, négroafricain, tout comme son cadet arabe, le PKM, fondé un peu plus tard par les Ould Abeidrahmane et quelques éléments panarabistes.
Le sabordement du premier par le second, en 1974, débouche, deux ans plus tard, sur la l’intégration du PKM par le biais des « chartistes » au sein du Parti du Peuple Mauritanien (PPM). C’est à ce moment que des gens comme moi ont quitté cette mouvance, en constatant que ces partis, surtout le PKM, ne voulaient pas prendre en charge les problèmes liés à la question nationale : l’esclavage et le racisme, en particulier. C’est ainsi qu’est né l’UDM, l’Union Démocratique Mauritanienne. La terminologie était claire : l’UDM n’était pas un mouvement ethnico-nationaliste, c’était un mouvement révolutionnaire démocrate, qui militait pour l’égalité de tous les citoyens. Malheureusement, cette initiative ne pouvait être que négroafricaine, au simple vu de ses priorités, et devait fatalement le rester : même à l’heure actuelle, il est très rare de voir des arabes adhérer à des mouvements dirigés par des négroafricains. Ça commence à changer, timidement, mais c’est toujours une réalité du paysage politique mauritanien.
Le caractère clandestin des FLAM, fondé en 1983, a constitué un handicap certain à son ouverture et les évènements dramatiques de 1989 n’ont, évidemment, pas arrangé les choses. Par la suite, je me suis lancé dans le FDUC, puis l’UFD, l’AC (Action pour le Changement), l’APP et enfin l’AJD / MR, où se retrouvent, enfin, toutes les différentes composantes nationales. Ce que j’ai toujours cherché, ce pourquoi je me bats encore, c’est le règlement de tous les problèmes du pays, sur une base égalitaire et de justice sociale. Je crois avoir apporté quelque chose de nouveau dans la politique nationale, et cela s’est surtout manifesté lors de l’élection présidentielle. Cet élément nouveau, c’est la réconciliation nationale. Celle-ci passe par deux étapes incontournables.
En un, résorber le passif humanitaire, en pleine reconnaissance des faits, et le pardon, toujours possible, ne peut être acquis sans cela. En deux, créer les conditions d’une véritable cohabitation qui doit, selon moi, reposer sur quatre piliers. La redéfinition de l’identité mauritanienne, qui est multinationale ; l’éradication systématique de l’esclavage ; le règlement constitutionnel de la question culturelle, avec l’égalité de traitement des langues nationales ; le partage, enfin, du pouvoir politique. Il faut mettre fin au monopole de fait qui sévit actuellement. On en parle aujourd’hui et quelques signes avant-coureurs vont en ce sens : le président du sénat est négroafricain, celui de l’assemblée nationale est harratine…
Mais il faut aller beaucoup plus en profondeur. Voyez-vous, s’il s’agissait de définir la représentation politique des différentes composantes nationales en fonction de leur seul poids numérique, je pense que la seule composante nationale en droit de revendiquer la majorité des postes de ministres et autres, ce sont les harratines. La base militaire arabe blanche estime qu’elle a le droit à tous les privilèges en s’arrogeant la main-mise sur la langue arabe et en évoquant le faible pourcentage de populations wolof, soninké et hal pulaar pour justifier leur faible représentativité politique. L’argument devrait, logiquement, mener à une proportion grandissante de harratines, bientôt majoritaire, au sein de l’appareil de l’Etat.
K.A. : Faudrait-il donc prévoir, après l’abolition affective de l’esclavage, une discrimination positive ?
Nuançons le propos. Même si l’on doit tenir compte des critères démographiques, on doit, bien évidemment, s’appuyer préférentiellement sur la capacité, la technicité et les compétences. Aujourd’hui, il serait difficile de voir une majorité harratine aux commandes de la Mauritanie : non seulement, ils ont été artificiellement maintenus en situation d’infériorité socio-culturelle, mais les blancs ont été, systématiquement, propulsés sur le devant de la scène, dès les premières années d’école et tout au long des processus de sélection. La simple résolution de l’esclavage ne suffit pas, il reste à développer un véritable programme de formations, mû par une volonté inflexible de promouvoir, pour tous, une même égalité de chances. La nécessité de justice implique, certes, une discrimination positive, mais celle-ci doit être discrète, réfléchie, évolutive.
K.A. : L’oppression culturelle s’appuie, notamment, sur le langage. Il existe, dans notre vocabulaire contemporain, des clichés réducteurs qui orientent non seulement l’imaginaire mauritanien, mais aussi l’image du pays. J’en citerai trois, à titre d’exemple : « Bilad Chinguitt », « système beydane » et le « pays du million de poètes ». Vous inspirent-ils quelque commentaire ?
L’histoire de la Mauritanie n’a pas été écrite, ni jamais enseignée dans sa diversité. Le système dominant – beydane, n’ayons crainte de le dire – a imposé une lecture sélective, très orientée, nordiste, arabisée, de la Mauritanie. Le caractère exclusivement islamique du pays a servi, comme ailleurs, d’argument central à cette réduction. Les oulémas du monde musulman – tout particulièrement, du Maghreb et du Moyen-orient – ne connaissent de la Mauritanie, que le « Bilad Chinguitt », la « septième ville sainte de l’islam », et c’est cela qui a été systématiquement véhiculé par une certaine littérature. Cette arabité de l’islam est, d’ailleurs, un lieu commun de l’opinion mondiale. Pourtant, trois musulmans sur quatre ne se revendiquent d’aucune arabité. Qui le sait ? Qui en fait une information capitale ? Des questions analogues se posent quant à notre histoire nationale.
Qui connaît le caractère pluriethnique des Almoravides ? Qui est capable de citer un, ne serait-ce qu’un, négroafricain qui s’est illustré en cette célèbre compagnie ? Le rôle de l’empire du Ghana dans la propagation de l’islam ? Des savants peuls, notamment des oulémas comme Thierno Souleymane Ball au XVIIIème siècle, qui a ouvert l’ère des Almami en 1776. El Haji Oumar Tall, au XIX est certainement mieux connu. En fait, la limitation de la Mauritanie au Bilad Chinguitt est un aveu d’ignorance et il serait bien difficile d’en vouloir aux ignorants qui en perpétuent le mythe. Par contre, ceux qui savent portent une lourde responsabilité et c’est notamment pour cela que j’ai pu dénoncer le « système beydane », en ce qu’il entretenait sciemment l’ignorance, afin de justifier son monopole dans le gouvernement de la nation. Aurais-je dû plutôt parler du « système Mouawiya », puisque la famille de celui-ci trustait la quasi-totalité des meilleures places – les plus juteuses, en tous cas – du pouvoir ? De même, l’expression « système beydane » dédouanerait-elle les négroafricains qui s’en sont repus ? Quant au « pays du million de poètes », c’est encore une référence maghrébine ou moyen-orientale qui ne connaît que la littérature arabe. La poésie négro-africaine fut et est encore largement méconnue.
K.A. : Le poète Ibrahima Sarr est chanté par de grandes voix africaines. Comment expliquer qu’en Mauritanie, cette réalité soit si peu connue ? Négligence de l’auteur ? Blocage des institutions culturelles ? Ou, tout simplement, conséquence logique d’un processus de rupture intercommunautaire ?
Chaque communauté s’exprime à l’intérieur de sa sphère, avec sa propre langue. Certains éléments qui auraient pu constituer un lien culturel, comme la langue arabe ou la langue française, je ne les utilise, moi-même, pas dans ma poésie. Je ne chante que dans ma langue maternelle et personne, à ce jour, n’en a traduit les accents en une autre langue. Il y a peu, j’ai rencontré, chez lui – nous avons coupé, ensemble, un soir du dernier Ramadan – l’émir des poètes arabes, qui vient d’être récemment couronné, et nous nous sommes promis de traduire mutuellement nos œuvres, par souci de cohésion nationale. C’est effectivement une nécessité que les richesses ethniques qui magnifient notre diversité soient connues de tous les mauritaniens, avant d’être présentées au monde, en français, en anglais ou autre. Nous avons de très grands poètes en langues négroafricaines, je pense en particulier à mon maître, Diop Mourtodo. Je suis, peut-être, le plus connu, parce que j’ai bénéficié de la radio, qui a fait diffusé ma poésie au sein de la diaspora peule internationale, et de grands chanteurs, comme le Baba Maal, ont ainsi pu facilement incorporer mes textes dans leur répertoire. Mais il y a de très grands poètes, encore inconnus hors de leur communauté, soninké ou wolof, et il reste beaucoup à faire dans la promotion de notre patrimoine culturel national.
K.A. : Brahim Abdallahi, un ami commun, m’a dit en 2005 : « Méfie-toi. Dans ce pays, on ne consomme plus de culture, on ne consomme que du sorgho. » Boutade désabusée ou constat lucide ?
C’est assez vrai. L’Etat mauritanien a beaucoup privilégié les aspirations matérielles, convenant ainsi à des exigences marchandes singulièrement mondialisées, tout de même, en ce début de XXIème siècle. Chacun cherche plus à posséder qu’à s’exprimer, d’une manière relevée, sur les choses de la vie. Quelque part, la religion, du moins son interprétation restrictive, joue également un rôle négatif, en dénigrant la musique et la poésie, arts du « temps de l’ignorance ». Tout cela concourt à minimiser l’intérêt de notre jeunesse envers la culture, passablement limitée aux produits standard de la consommation internationale. Quant à notre culture nationale, il s’agirait déjà de bien exploiter l’existant. Il y a, par exemple, des associations de poètes et de musiciens. Il faudrait les encourager, valoriser intelligemment ces initiatives de la société civile. Une politique réfléchie et cohérente de l’Etat devrait dynamiser ce secteur important pour notre identité nationale.
K.A. : En tant que poète, qu’est-ce qui vous inspire dans la Mauritanie d’aujourd’hui ?
J’écris peu. Auparavant, guère plus d’un poème par an. Plus, c’est vrai, quand j’étais en prison, où j’ai composé plusieurs textes sur nos conditions de détention. Mais, depuis, je n’en ai écrit qu’un ou deux. Cela dit, ce qui pourrait, à mon sens, inspirer aujourd’hui un poète, c’est, d’abord, le thème de la réconciliation nationale, émouvoir les mauritaniens en ce sens, leur donner de l’espérance en l’avenir, évoquer les dangers qui nous guettent, la perte de nos valeurs, le matérialisme exacerbé, tout cela, je crois, seraient de bons sujets de poésie.
K.A. : La libéralisation de la presse a donné lieu à des débordements. Certains confrères ont un sens, disons, très sommaire, de la déontologie et n’hésitent pas à informer sans preuves, calomnier, attiser les haines, tabler sur la désintégration nationale… On parle d’un phénomène « peshmerga »… A l’heure où se discutent les décrets d’application de la loi libéralisant les ondes, peut-on éviter, et comment, de tels dérapages dans le domaine, hautement sensible, de l’audiovisuel ?
Il faut tout d’abord insister sur la position de l’Etat. Rien n’est en effet discutable sans un Etat qui maîtrise la situation nationale, avec des orientations très claires, une capacité reconnue à faire la part des choses, à établir un consensus autour de grands principes simples et unanimement respectés, assortis d’une politique nette sur l’information et les medias. Il y a des limites à la liberté, il y a des devoirs professionnels, il y a des droits à l’information et il y a l’action régulatrice d’une haute autorité qui doit veiller à l’application de la loi. Quelques règles simples s’imposent à la raison : refus catégorique de toute incitation à la division du pays, de tout chauvinisme, tribal, ethnique ou autre ; scrupuleux respect d’un cahier de charges clairement défini ; formation appuyée des journalistes. Voilà, je pense, de quoi éviter les dérapages qui se sont multipliés dans la presse écrite.
K.A. : Un mot sur la Radio Citoyenne que d’aucuns considèrent comme le prototype des futures radios privées ?
Radio Citoyenne, c’est, à l’évidence, une porte de liberté, une bonne préparation pour demain. Mais il y a des angles à arrondir, un public à former. Il ne suffit pas d’avoir accès à la parole, il faut apprendre à la mesurer et les modérateurs de débat doivent être fermes sur tout ce qui peut nuire à l’unité nationale. Mais, encore une fois, précisons le sens des mots. Unité ne veut pas dire uniformité. L’unité implique, exige, la diversité, le débat, le dialogue, la négociation. La démocratie, c’est, impérativement, le respect de soi-même et, tout aussi impérativement, le respect d’autrui.
La brûlante actualité nous oblige à conclure sur les évènements tragiques qui ensanglantent la Mauritanie et assombrissent son image. Qu’en pensez-vous ?
C’est ainsi et n’ayons pas peur d’affronter la réalité. Le terrorisme est abominable et doit être vigoureusement combattu. Mais la simple dénonciation du mal ne suffit pas, il faut aller à sa racine. A mon sens, le terrorisme est l’une des réponses, instinctive, passionnelle, infantilement coléreuse, à l’agression du Sud dominé, appauvri et amolli, par le Nord, conquérant, riche et arrogant, qui s’est donné pour mission de réduire l’humanité, par le biais de la mondialisation « libérale » – quel détournement de sens que cette formule ! – en un village planétaire à leurs mains. Cette cité unique, comme la pensée de même nom, serait policée par la seule civilisation judéo-chrétienne, du moins son avatar sciento-laïc. L’ère des croisades étant officiellement révolu, le nouvel ordre mondial, dirigé par les USA, se contente de « bantouster » les autres cultures, y compris les religions. La provocation des esprits faibles entre en telle stratégie. On en a l’exemple avec les caricatures sur le Prophète de l’islam, destinées à enrager les illuminés d’un jihad dénaturé. Par qui ? Avec quelques complicités ? Au service de quels manipulateurs masqués ? On est ici en terrain obscur et glauque, terreau des plus macabres expressions. Efforçons-nous, pour notre part, à la plus vigoureuse clarté. Hissons, sans crainte, nos plus belles couleurs. C’est, paradoxalement, le message que nous délivre la situation présente.
Propos recueillis par A. Hormatallah
Source: http://www.alyowm.com/article63.html
alyowm.com via AJD/MR
(M)