Bien que la Commission vérité et réconciliation se soit ouverte en 1996, des familles se battent encore pour obtenir justice pour leurs proches et regrettent l’inaction des autorités. L’exécutif semble décidé à se pencher sur les accusations d’ingérence politique.
Longtemps, les travaux de la Commission vérité et réconciliation (CVR) ouverts en 1996, après la fin de l’apartheid, sont passés pour un modèle de justice transitionnelle à travers le monde. Mais en Afrique du Sud, les années qui ont suivi la remise du rapport de la commission, présidée par le charismatique Mgr Desmond Tutu, ont été marquées par le soupçon face à l’inaction des autorités pourtant issues de la lutte de libération contre le régime raciste. Alors que des dizaines de familles se battent encore pour obtenir justice ou savoir ce qu’il est advenu de leurs proches disparus, l’exécutif semble enfin décidé à se pencher sur ces plaies jamais cicatrisées.
Le 29 mai, le président Cyril Ramaphosa a ainsi ouvert la voie à un examen inédit de la responsabilité de l’Etat dans le travail inachevé de la Commission vérité et réconciliation en ordonnant l’établissement d’une commission d’enquête chargée de déterminer si des manœuvres ont visé à « empêcher des enquêtes ou l’ouverture de poursuites relatives à des crimes commis pendant l’époque de l’apartheid ». But affiché : faire la lumière sur les accusations d’ingérence politique qui planent sur des dizaines de dossiers non résolus.
Alors que plus de 300 affaires ont été transmises à la National Prosecuting Authority, le parquet sud-africain, après la remise du rapport de la CVR au président Thabo Mbeki, en 2003, une seule a abouti à une condamnation. Derrière cette inaction, une question hante les familles de victimes depuis plus de vingt ans : l’administration sud-africaine aurait-elle passé un accord avec des responsables du régime d’apartheid assurant que les crimes ne seraient pas poursuivis ?
« Echec flagrant »
« Des ministres sont intervenus » pour empêcher le parquet sud-africain de faire son travail, accuse ainsi Lukhanyo Calata, le fils de l’une de ces victimes. Militant anti-apartheid, son père, Fort Calata, et trois de ses camarades, ont été tués après avoir été arrêtés à un barrage par les services de sécurité sud-africains, en 1985. Six anciens policiers impliqués dans l’affaire ont comparu devant la CVR. Aucun n’a obtenu d’amnistie mais aucun n’a été poursuivi jusqu’ici, alors qu’une enquête a été rouverte début juin.
En janvier, Lukhanyo Calata ainsi qu’une vingtaine de familles de victimes ont déposé une plainte demandant des dommages et intérêts en raison de « l’échec flagrant » du gouvernement à poursuivre ces crimes. L’ouverture d’une commission d’enquête sur de possibles ingérences politiques était l’une de leurs exigences.
Piers Pigou, qui fut l’un des enquêteurs de la CVR, estime évident le « manque de volonté politique » qui a suivi la remise du rapport. Il se souvient notamment avoir rendu visite, à la fin des années 1990, à Eugene de Kock, ancien responsable d’un escadron de la mort clandestin de la police, qui a longuement confessé les actions de son unité devant la commission. « Lui-même se plaignait de la stratégie manifeste du parquet d’éviter de monter des dossiers contre des membres haut placés des forces de sécurité, malgré toutes les informations qu’il avait données », explique l’ancien enquêteur.
Réouverture de plusieurs enquêtes
Pourquoi ce manque de volonté ? Certains suggèrent que le parti de Nelson Mandela, le Congrès national africain (ANC), aurait craint de voir certains de ses secrets exposés au grand jour, comme les activités de ses espions. D’autres rappellent la confusion qui a précédé la mise en place de la commission, laissant penser aux militaires qu’une amnistie générale pourrait leur être accordée. Plus de 7 000 personnes ont demandé une amnistie auprès de la CVR en échange de leur témoignage. Seules 849 l’ont obtenue.
« Il y avait clairement des aspects de son passé que l’ANC ne voulait pas rendre publics », analyse Piers Pigou, qui souligne également le poids de la hiérarchie et la culture du secret au sein d’un mouvement globalement peu enclin à l’idée d’étaler ses affaires en place publique. Si Nelson Mandela a tenté de protéger l’action de la CVR, Thabo Mbeki, son successeur, en sera l’un des plus virulents critiques, lui reprochant notamment de mettre sur le même plan les actions militaires de l’ANC et les violations des droits de l’homme du régime d’apartheid.
La situation restera figée sous la présidence de Jacob Zuma, entre 2009 et 2018. Lukhanyo Calata souligne que c’est pendant son mandat que le meurtrier de son père, qui avait pourtant confessé le meurtre, mourra « paisiblement » sans avoir été inquiété. Pour lui, la décision de Cyril Ramaphosa d’ouvrir une commission d’enquête constitue ainsi un tournant. Depuis son arrivée à la présidence, en 2019, de multiples signes laissent entrevoir un changement de pied, à commencer par la réouverture de plusieurs enquêtes.
« Reconstituer toutes les histoires »
Le gouvernement de M. Ramaphosa s’est également attaqué à un autre chantier en souffrance : le rapatriement des combattants morts en exil du temps de la lutte armée contre l’apartheid. A la tête d’une unité chargée d’enquêter sur les personnes disparues dans des circonstances politiques entre 1960 et 1994, Madeleine Fullard s’apprête ainsi à se rendre en Angola, puis au Lesotho, en Zambie et au Zimbabwe, pour répertorier des tombes et conduire des exhumations.
Son équipe a identifié plus de 1 000 combattants morts à l’étranger. Des membres de l’ANC tués dans des raids de l’armée sud-africaine, mais également des soldats de la branche armée du mouvement tués par leur propre organisation, des militants morts de cause naturelle en exil ou encore un militaire sud-africain mort dans une attaque en Angola. « Il s’agit de récupérer toutes les victimes du conflit, quel que soit le camp dans lequel elles se trouvaient », explique Madeleine Fullard.
« Le but ultime serait de pouvoir ramener les corps et reconstituer toutes les histoires, parfois nous avons l’un et pas l’autre, mais au moins, nous avançons là où les familles ont été bloquées pendant des décennies », salue l’enquêtrice. Après des années d’immobilisme, ici aussi, la détermination des familles a été centrale, souligne-t-elle. L’approche de son unité, consistant à récupérer les corps collectivement, a également permis de contourner les obstacles financiers à la mise en œuvre de l’opération.
Il est encore difficile de savoir, à ce stade, si cette initiative débouchera sur l’ouverture de nouvelles poursuites. Mais pour Lukhanyo Calata, la nécessité de finir le travail de la CVR revêt une importance vitale pour la société sud-africaine. « Si ces affaires ne sont pas résolues, ce que nous disons aux générations futures, c’est qu’il est acceptable de commettre des crimes contre l’humanité à l’égard des Noirs dans ce pays. Si c’est la société que nous voulons, nous sommes perdus, mais si nous voulons une société comme celle pour laquelle mon père a sacrifié sa vie, nous devons reconnaître la valeur de toutes les vies qui composent ce pays, quelle que soit leur couleur de peau. »
Mathilde Boussion
Source : Le Monde
Longtemps, les travaux de la Commission vérité et réconciliation (CVR) ouverts en 1996, après la fin de l’apartheid, sont passés pour un modèle de justice transitionnelle à travers le monde. Mais en Afrique du Sud, les années qui ont suivi la remise du rapport de la commission, présidée par le charismatique Mgr Desmond Tutu, ont été marquées par le soupçon face à l’inaction des autorités pourtant issues de la lutte de libération contre le régime raciste. Alors que des dizaines de familles se battent encore pour obtenir justice ou savoir ce qu’il est advenu de leurs proches disparus, l’exécutif semble enfin décidé à se pencher sur ces plaies jamais cicatrisées.
Le 29 mai, le président Cyril Ramaphosa a ainsi ouvert la voie à un examen inédit de la responsabilité de l’Etat dans le travail inachevé de la Commission vérité et réconciliation en ordonnant l’établissement d’une commission d’enquête chargée de déterminer si des manœuvres ont visé à « empêcher des enquêtes ou l’ouverture de poursuites relatives à des crimes commis pendant l’époque de l’apartheid ». But affiché : faire la lumière sur les accusations d’ingérence politique qui planent sur des dizaines de dossiers non résolus.
Alors que plus de 300 affaires ont été transmises à la National Prosecuting Authority, le parquet sud-africain, après la remise du rapport de la CVR au président Thabo Mbeki, en 2003, une seule a abouti à une condamnation. Derrière cette inaction, une question hante les familles de victimes depuis plus de vingt ans : l’administration sud-africaine aurait-elle passé un accord avec des responsables du régime d’apartheid assurant que les crimes ne seraient pas poursuivis ?
« Echec flagrant »
« Des ministres sont intervenus » pour empêcher le parquet sud-africain de faire son travail, accuse ainsi Lukhanyo Calata, le fils de l’une de ces victimes. Militant anti-apartheid, son père, Fort Calata, et trois de ses camarades, ont été tués après avoir été arrêtés à un barrage par les services de sécurité sud-africains, en 1985. Six anciens policiers impliqués dans l’affaire ont comparu devant la CVR. Aucun n’a obtenu d’amnistie mais aucun n’a été poursuivi jusqu’ici, alors qu’une enquête a été rouverte début juin.
En janvier, Lukhanyo Calata ainsi qu’une vingtaine de familles de victimes ont déposé une plainte demandant des dommages et intérêts en raison de « l’échec flagrant » du gouvernement à poursuivre ces crimes. L’ouverture d’une commission d’enquête sur de possibles ingérences politiques était l’une de leurs exigences.
Piers Pigou, qui fut l’un des enquêteurs de la CVR, estime évident le « manque de volonté politique » qui a suivi la remise du rapport. Il se souvient notamment avoir rendu visite, à la fin des années 1990, à Eugene de Kock, ancien responsable d’un escadron de la mort clandestin de la police, qui a longuement confessé les actions de son unité devant la commission. « Lui-même se plaignait de la stratégie manifeste du parquet d’éviter de monter des dossiers contre des membres haut placés des forces de sécurité, malgré toutes les informations qu’il avait données », explique l’ancien enquêteur.
Réouverture de plusieurs enquêtes
Pourquoi ce manque de volonté ? Certains suggèrent que le parti de Nelson Mandela, le Congrès national africain (ANC), aurait craint de voir certains de ses secrets exposés au grand jour, comme les activités de ses espions. D’autres rappellent la confusion qui a précédé la mise en place de la commission, laissant penser aux militaires qu’une amnistie générale pourrait leur être accordée. Plus de 7 000 personnes ont demandé une amnistie auprès de la CVR en échange de leur témoignage. Seules 849 l’ont obtenue.
« Il y avait clairement des aspects de son passé que l’ANC ne voulait pas rendre publics », analyse Piers Pigou, qui souligne également le poids de la hiérarchie et la culture du secret au sein d’un mouvement globalement peu enclin à l’idée d’étaler ses affaires en place publique. Si Nelson Mandela a tenté de protéger l’action de la CVR, Thabo Mbeki, son successeur, en sera l’un des plus virulents critiques, lui reprochant notamment de mettre sur le même plan les actions militaires de l’ANC et les violations des droits de l’homme du régime d’apartheid.
La situation restera figée sous la présidence de Jacob Zuma, entre 2009 et 2018. Lukhanyo Calata souligne que c’est pendant son mandat que le meurtrier de son père, qui avait pourtant confessé le meurtre, mourra « paisiblement » sans avoir été inquiété. Pour lui, la décision de Cyril Ramaphosa d’ouvrir une commission d’enquête constitue ainsi un tournant. Depuis son arrivée à la présidence, en 2019, de multiples signes laissent entrevoir un changement de pied, à commencer par la réouverture de plusieurs enquêtes.
« Reconstituer toutes les histoires »
Le gouvernement de M. Ramaphosa s’est également attaqué à un autre chantier en souffrance : le rapatriement des combattants morts en exil du temps de la lutte armée contre l’apartheid. A la tête d’une unité chargée d’enquêter sur les personnes disparues dans des circonstances politiques entre 1960 et 1994, Madeleine Fullard s’apprête ainsi à se rendre en Angola, puis au Lesotho, en Zambie et au Zimbabwe, pour répertorier des tombes et conduire des exhumations.
Son équipe a identifié plus de 1 000 combattants morts à l’étranger. Des membres de l’ANC tués dans des raids de l’armée sud-africaine, mais également des soldats de la branche armée du mouvement tués par leur propre organisation, des militants morts de cause naturelle en exil ou encore un militaire sud-africain mort dans une attaque en Angola. « Il s’agit de récupérer toutes les victimes du conflit, quel que soit le camp dans lequel elles se trouvaient », explique Madeleine Fullard.
« Le but ultime serait de pouvoir ramener les corps et reconstituer toutes les histoires, parfois nous avons l’un et pas l’autre, mais au moins, nous avançons là où les familles ont été bloquées pendant des décennies », salue l’enquêtrice. Après des années d’immobilisme, ici aussi, la détermination des familles a été centrale, souligne-t-elle. L’approche de son unité, consistant à récupérer les corps collectivement, a également permis de contourner les obstacles financiers à la mise en œuvre de l’opération.
Il est encore difficile de savoir, à ce stade, si cette initiative débouchera sur l’ouverture de nouvelles poursuites. Mais pour Lukhanyo Calata, la nécessité de finir le travail de la CVR revêt une importance vitale pour la société sud-africaine. « Si ces affaires ne sont pas résolues, ce que nous disons aux générations futures, c’est qu’il est acceptable de commettre des crimes contre l’humanité à l’égard des Noirs dans ce pays. Si c’est la société que nous voulons, nous sommes perdus, mais si nous voulons une société comme celle pour laquelle mon père a sacrifié sa vie, nous devons reconnaître la valeur de toutes les vies qui composent ce pays, quelle que soit leur couleur de peau. »
Mathilde Boussion
Source : Le Monde