
Si je reviens encore têtu comme un âne au milieu de la route de l’espoir, c’est que tout simplement j’ai un devoir envers les lecteurs et ceux qui doutent encore de la prise en charge de nos questions par ceux d’entre nous qui ont choisi un autre chemin pour dénoncer l’abject que nous vivons. Oui, J’ai un devoir. Je ne le fais point pour répondre à une « accusation » devant le tribunal qu’est devenu Internet, mais pour partager avec ceux qui n’ont pas eu la chance de lire mon livre de saisir une partie du combat que nous menons tous avec nos moyens de bord.
Mais je tiens aussi à exhorter les lecteurs à s’intéresser davantage aux travaux de ceux qui ont choisi cette forme de lutte afin de ne plus tomber dans des erreurs d’appréciation de leurs convictions. Vous savez il n’y a pas plus gênant qu’une « mauvaise lecture ». D’ailleurs c’est pourquoi écrire est certes exaltant mais aussi dangereux car l’utilisateur peut en user selon sa compréhension ou selon l’usage qu’il souhaite faire de l’idée émise. C’est donc sous l’injonction de mon devoir de clarification que j’ai pris sur moi le temps de fouiller dans mon manuscrit. C’est presque une obligation pour moi et pour tous autres anonymes par volonté délibérée car n’éprouvant point la nécessité de la publicité. Dieu sait qu’ils sont nombreux et variés, compétents et sérieux quand ils abordent les questions de nos sociétés. Ils sont partout à travers le monde. J’en rencontre quelques uns dans les manifestations internationales.
Je sais aussi que dans notre milieu les gens sont prompts à re-traduire ces devoirs pour y voir autre chose que leur simple vocation : contribuer non seulement à la clarification de nos débats, mais surtout à leur approfondissement.
Enfin, je pense bien que le contenu de ce chapitre reflète, sur toute la ligne, la quintessence du texte de Abdarahmane WONE.
Bonne lecture
9
De l’identité haratine :
l’enjeu d’hier à aujourd’hui
(Chapitre 9 de La Mauritanie à l’épreuve du millénaire. Ma foi de « citoyen », Paris, L’Harmattan, 2006, pp. 117-122).
De toutes les questions identitaires, qui secouent la Mauritanie, celle des Haratins[1] semble être au cœur des préoccupations. Ces anciens esclaves et affranchis revendiquent depuis plus d’une vingtaine d’années (depuis toujours) leur reconnaissance en tant qu’êtres humains. L’abolition de l’esclavage intervenue en 1981, n’a pas permis de leur rendre leur dignité. Loin de là.
Le débat ouvert, ces dernières années, sur leur identité et leur place dans la nation mauritanienne touche l’un des aspects les plus fondamentaux de la crise sociale dans ce pays. P.-A. Taguieff soutient que « l’identité (…) est un cadre vide que l’on remplit de façon plus ou moins arbitraire avec des représentations, des valeurs, des croyances, des intérêts, des formes d’attachement ou de loyauté qui sont des faits culturels »[2]. Une définition parmi tant d’autres ? Oui. Mais elle semble, à mon sens, refléter l’idée qu’on peut se faire de l’identité. Un fourre-tout, n’importe où et pour tout.
Et « … l’identité [devient] un piège tendu par la politique à l’histoire »[3].
J’espérais que ce débat imposé (et qui continuera encore) serait une occasion pour que les acteurs — prétendant un jour servir le pays et prendre des décisions qui engageront l’ensemble de la communauté nationale — sauront garder le calme et échanger de manière à ce qu’un enseignement puisse sourdre de leurs contradictions enrichissantes. Chacun y va selon ses convictions, ses émotions, son affectif voire son intérêt politique et/ou social. Mais pour rendre compte de cette architecture sociale complexe, gardons-nous de tomber dans les travers des analogies et des associations hâtives. Je pense que la question haratine doit être traitée de manière moins circonstancielle afin qu’on puisse mesurer l’ampleur du débat qui doit être ouvert autour de cette question cruciale en Mauritanie. La place et le rôle des Haratins dans le futur de notre nation méritent plus d’attention que de fantasmes. C’est ma conviction. Et si demain leur appartenait ? Légitimités démocratique et statistique obligent.
Il y a quelques années encore le terme de « Négro-mauritanien » englobait, dans sa définition et en Mauritanie, les Haalpulaar, les Soninke et les Wolof. Les Bambara étaient comptabilisés comme une variante de Haratins. Aujourd’hui le concept est élargi à d’autres, qui subitement, par la couleur de leur peau sont nécessairement (je dis bien nécessairement) intégrés à ce groupe dont la composition est sa forte hétérogénéité. Le concept s’est enrichi « démographiquement » et s’est appauvri « symboliquement » car il s’est fortement racisé. Circonstances obligent ! ! ! En 2000, lors d’une rencontre scientifique internationale, j’ai été pris à partie par des collègues anglophones qui me reprochaient d’utiliser une « strange qualification » : Négro-mauritaniens. J’ai eu du mal à faire comprendre à mon assistance la complexité ethnographique de la Mauritanie et les enjeux qu’elle suscite.
Au-delà de la lutte politique que nous menons tous, je pense que nous aurons besoin dans un proche avenir de savoir qui est qui et qui se réclame de quoi, et non seulement se soucier de ce que chacun peut apporter à l’édification d’une nation mauritanienne où les différences culturelles, au lieu d’être ordonnatrices de comportement, seront, plutôt fondatrices des convergences. De toutes les façons, ce débat est passionnant et passionnel. Si de grands érudits avaient prédit un siècle religieux, celui que nous vivons semble, plutôt, prendre l’allure d’une discussion interminable autour des identités. Mais les rapides raccourcis et les analogies multiples ne doivent pas primer sur le poids irremplaçable d’une réelle réflexion sur cette question qui, à mon avis, est restée longtemps taboue et qui aujourd’hui encore alimente les fantasmes. Soyons plus lucides afin que nous puissions appréhender les questions qui nous préoccupent et qui créent en nous des frustrations ; objets de récupérations inavouées de part et d’autre.
Au risque d’être taxé de « révisionniste » ou qualifié avec d’autres adjectifs tirés du vocabulaire post-nazi, je vais pour compliquer la discussion dire que le débat n’aurait pas dû tourner autour de la pigmentation et des phénotypes. Car ils relèvent du constat empirique. Fantasmes de la mélanine contre les vérités d’une culture ? Cette polémique pigmentaire qui se veut culturelle est divertissante. La culture d’un individu ne se saisit pas à la simple couleur de ses yeux, ni à l’état de ses cheveux ni à la forme de son nez et/ou à la stratégie qu’il déploie momentanément. Cette vision relève de l’hitlérisme et d’une « ethnologie puérile » et sarcastique. Elle limite notre compréhension et informe sur nos inquiétudes et surtout sur notre incapacité présente à reconnaître (plutôt à saisir) les contours, les frontières et les passerelles qui rendent compte de la complexité « cartographique » de notre identité. Car ils se relâchent selon les enjeux du moment et les rapports de force voire simplement les fantasmes de la ressemblance.
L’identité n’accepte pas d’être saisie de manière aussi concluante qu’on a tendance à le faire croire et valoir. Si on revenait juste à l’humanité ? Les antiquaires de nos identités se perdent dans le Musée labyrinthique de la mémoire. Que serait la centralité d’être Hartani, Maure, Soninke ou Wolof, si rien n’est garanti, dans un cadre démocratique et épanoui, pour leur émancipation en tant qu’individus ?
Ces considérations empiriques permettent, à ceux qui les manipulent, de réactiver la notion du « degré de mélanine » (à une échelle réduite heureusement pour nous) afin de la mettre au centre de la définition de nos identités culturelles. Le versant racisant de ces affirmations ôte tout sérieux dans la trajectoire du débat et surtout essaie de relativiser la gravité des jeux et enjeux qui l’entourent dans la Mauritanie d’aujourd’hui. Nous assistons depuis la « nuit des temps » à des réécritures permanentes des identités. L’interpénétration des cultures est une chose incontestable et chaque peuple adopte, selon ses besoins les plus immédiats, les pratiques de la communauté humaine qui lui est la plus proche, géographiquement et sociologiquement parlant.
Que comprendre dès lors à travers ce débat ? Les Haratins sont l’enjeu du moment car leur histoire particulière en Mauritanie se trouve au-devant de la scène internationale. Maures et Négro-africains sont pris dans la tourmente de leur ancien jeu de ping-pong. Les uns, les autres se disputent des êtres humains qui doivent eux-mêmes s’exprimer. Voilà le comble de l’instrumentalisation et de la volonté d’être les éclaireurs de cette communauté, alors qu’elle recèle en elle des hommes capables de lui permettre de s’auto-définir par rapport aux cultures dominantes. Attitude agaçante et prétentieuse. Ils sont noirs, de culture arabe : ce sont des Haratins ou plus compliqué Noirs-africains-arabes-mauritaniens. Ils sont Mauritaniens dans l’anonymat qu’auraient dû procurer la nationalité et la citoyenneté entières. Mais leur « irruption » sur la scène culturelle, politique ou tout simplement humaine fait trembler ces entités qui ont longtemps accommodé leur discours de domination à leur volonté de faire taire cette force.
Qui sont-ils ? Cette question revient toujours dans la bouche des autres. Le seul problème auquel je suis confronté, au risque d’être taxé de nihiliste, est justement de ne point pencher pour cette forme de lecture historique qui, par obsession, se donne comme objectif de retrouver les origines de chacun. Impossible car on s’égare dans les profondeurs des suppositions et des hypothèses. Chaque peuple a connu, durant sa longue histoire, suivant un processus complexe, des mutations profondes qui ont conduit à des reconversions identitaires insoupçonnables. Et pour cela il suffit d’analyser l’histoire de la vallée du fleuve Sénégal, le cheminement, avant et après la révolution théocratique de 1770-1776, de ceux qui sont devenus des Toorobbe (nobles).
La complexité des rapports entre les Haratins et la communauté négro-africaine (entendue ici comme la somme des quatre ethnies : Bambara, Haalpulaar’en, Soninke et Wolof) de Mauritanie est dominée par un mélange de haine et d’amour impossibles et leurs relations avec leurs anciens maîtres sont tissées dans la force du mépris, mais aussi d’une filiation « honteusement » avouée (rôle des esclaves dans l’allaitement des enfants). La parenté pigmentaire est incontestable mais est-elle suffisante, aujourd’hui dans le contexte historique actuel, pour que les uns et les autres se revendiquent d’une appartenance culturelle commune ?
La culture arabe des Haratins est tellement évidente qu’il est inutile d’en discuter et leur origine ouest-africaine (car issus d’une multitude d’ethnies, razziées ou assimilées sur place) est tellement patente qu’aucune thèse ne peut la nier. Mais qu’y a-t-il dans cette culture de spécifique, d’enrichissant, de subtil qui ne trouve pas encore son expression dans le paysage culturel voire cultuel mauritanien[4] ?
A elle seule, la question haratine informe sur l’ambiguïté, la complexité et la dangerosité qui découlent des manipulations identitaires en Mauritanie postcoloniale. Mais le terrain politico-social mauritanien s’y prête à merveille et toutes les communautés mauritaniennes sont prises dans un tourment identitaire interne révélateur d’un tiraillement entre l’identité collective et l’identité individuelle. On dirait qu’il n’existe pas d’autre identité possible que collective, source d’un nationalisme déviationniste. L’émergence de l’individu acteur de son identité ne se fera pas de sitôt dans la mesure où il faut se conformer au statu quo antérieur et se mouler dans le voile d’une pudeur morale mal placée, imposée par nos communautés respectives. Et ce sont les « évolués » qui cherchent, aujourd’hui, à codifier les normes traditionnelles et surtout à les figer. Cela ressemble étrangement à un cri de désespoir devant la réalité incontournable du monde. De cette palabre, on entend un lointain brouhaha, signe d’impuissance. Tant que cet esprit communautaire imprimera son identité à nos aspirations les plus profondes, nous resterons victimes de la dictature de la hiérarchie et des ordres.
Les desseins des communautés négro-mauritanienne et maure, de phagocyter et/ou d’instrumentaliser les Haratins, ne sont plus réalisables dans le contexte actuel. Il me semble qu’un tournant est amorcé et que les mutations en cours sont irréversibles. D’ailleurs, Maawiya n’a pas été dupe en nommant comme Premier ministre un Hartani ; même s’il détient la réalité du pouvoir.
Abderrahmane NGAEDE
--------------------------------------------------------------------------------
[1]. Lire le livre d’El Arby Ould Saleck, Les Haratins. Le paysage politique mauritanien, Paris, L’Harmattan, 2003, 153 p.
[2]. Lire son entretien, La République menacée, entretien avec Philippe Petit, Paris, Les éditions Textuel, 1996, pp. 81-82. Lire aussi, pour indication, l’ouvrage de Jean-François Bayart, L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996.
[3]. Lire l’ouvrage de Bertrand Badie, La fin des territoires. Essai sur le désordre international et sur l’utilité sociale du respect, Paris, Fayard, p. 131.
[4]. Lire ma communication « Conscience identitaire et/ou dissidence culturelle ? Musique, danse et transes chez les Haratins de Mauritanie », présentée au Canonical Works And Continuing Innovation In African Arts And Humanities, Codesria/University of Ghana and the Programme of African Studies (Accra, Legon-University, septembre 2003).
Mais je tiens aussi à exhorter les lecteurs à s’intéresser davantage aux travaux de ceux qui ont choisi cette forme de lutte afin de ne plus tomber dans des erreurs d’appréciation de leurs convictions. Vous savez il n’y a pas plus gênant qu’une « mauvaise lecture ». D’ailleurs c’est pourquoi écrire est certes exaltant mais aussi dangereux car l’utilisateur peut en user selon sa compréhension ou selon l’usage qu’il souhaite faire de l’idée émise. C’est donc sous l’injonction de mon devoir de clarification que j’ai pris sur moi le temps de fouiller dans mon manuscrit. C’est presque une obligation pour moi et pour tous autres anonymes par volonté délibérée car n’éprouvant point la nécessité de la publicité. Dieu sait qu’ils sont nombreux et variés, compétents et sérieux quand ils abordent les questions de nos sociétés. Ils sont partout à travers le monde. J’en rencontre quelques uns dans les manifestations internationales.
Je sais aussi que dans notre milieu les gens sont prompts à re-traduire ces devoirs pour y voir autre chose que leur simple vocation : contribuer non seulement à la clarification de nos débats, mais surtout à leur approfondissement.
Enfin, je pense bien que le contenu de ce chapitre reflète, sur toute la ligne, la quintessence du texte de Abdarahmane WONE.
Bonne lecture
9
De l’identité haratine :
l’enjeu d’hier à aujourd’hui
(Chapitre 9 de La Mauritanie à l’épreuve du millénaire. Ma foi de « citoyen », Paris, L’Harmattan, 2006, pp. 117-122).
De toutes les questions identitaires, qui secouent la Mauritanie, celle des Haratins[1] semble être au cœur des préoccupations. Ces anciens esclaves et affranchis revendiquent depuis plus d’une vingtaine d’années (depuis toujours) leur reconnaissance en tant qu’êtres humains. L’abolition de l’esclavage intervenue en 1981, n’a pas permis de leur rendre leur dignité. Loin de là.
Le débat ouvert, ces dernières années, sur leur identité et leur place dans la nation mauritanienne touche l’un des aspects les plus fondamentaux de la crise sociale dans ce pays. P.-A. Taguieff soutient que « l’identité (…) est un cadre vide que l’on remplit de façon plus ou moins arbitraire avec des représentations, des valeurs, des croyances, des intérêts, des formes d’attachement ou de loyauté qui sont des faits culturels »[2]. Une définition parmi tant d’autres ? Oui. Mais elle semble, à mon sens, refléter l’idée qu’on peut se faire de l’identité. Un fourre-tout, n’importe où et pour tout.
Et « … l’identité [devient] un piège tendu par la politique à l’histoire »[3].
J’espérais que ce débat imposé (et qui continuera encore) serait une occasion pour que les acteurs — prétendant un jour servir le pays et prendre des décisions qui engageront l’ensemble de la communauté nationale — sauront garder le calme et échanger de manière à ce qu’un enseignement puisse sourdre de leurs contradictions enrichissantes. Chacun y va selon ses convictions, ses émotions, son affectif voire son intérêt politique et/ou social. Mais pour rendre compte de cette architecture sociale complexe, gardons-nous de tomber dans les travers des analogies et des associations hâtives. Je pense que la question haratine doit être traitée de manière moins circonstancielle afin qu’on puisse mesurer l’ampleur du débat qui doit être ouvert autour de cette question cruciale en Mauritanie. La place et le rôle des Haratins dans le futur de notre nation méritent plus d’attention que de fantasmes. C’est ma conviction. Et si demain leur appartenait ? Légitimités démocratique et statistique obligent.
Il y a quelques années encore le terme de « Négro-mauritanien » englobait, dans sa définition et en Mauritanie, les Haalpulaar, les Soninke et les Wolof. Les Bambara étaient comptabilisés comme une variante de Haratins. Aujourd’hui le concept est élargi à d’autres, qui subitement, par la couleur de leur peau sont nécessairement (je dis bien nécessairement) intégrés à ce groupe dont la composition est sa forte hétérogénéité. Le concept s’est enrichi « démographiquement » et s’est appauvri « symboliquement » car il s’est fortement racisé. Circonstances obligent ! ! ! En 2000, lors d’une rencontre scientifique internationale, j’ai été pris à partie par des collègues anglophones qui me reprochaient d’utiliser une « strange qualification » : Négro-mauritaniens. J’ai eu du mal à faire comprendre à mon assistance la complexité ethnographique de la Mauritanie et les enjeux qu’elle suscite.
Au-delà de la lutte politique que nous menons tous, je pense que nous aurons besoin dans un proche avenir de savoir qui est qui et qui se réclame de quoi, et non seulement se soucier de ce que chacun peut apporter à l’édification d’une nation mauritanienne où les différences culturelles, au lieu d’être ordonnatrices de comportement, seront, plutôt fondatrices des convergences. De toutes les façons, ce débat est passionnant et passionnel. Si de grands érudits avaient prédit un siècle religieux, celui que nous vivons semble, plutôt, prendre l’allure d’une discussion interminable autour des identités. Mais les rapides raccourcis et les analogies multiples ne doivent pas primer sur le poids irremplaçable d’une réelle réflexion sur cette question qui, à mon avis, est restée longtemps taboue et qui aujourd’hui encore alimente les fantasmes. Soyons plus lucides afin que nous puissions appréhender les questions qui nous préoccupent et qui créent en nous des frustrations ; objets de récupérations inavouées de part et d’autre.
Au risque d’être taxé de « révisionniste » ou qualifié avec d’autres adjectifs tirés du vocabulaire post-nazi, je vais pour compliquer la discussion dire que le débat n’aurait pas dû tourner autour de la pigmentation et des phénotypes. Car ils relèvent du constat empirique. Fantasmes de la mélanine contre les vérités d’une culture ? Cette polémique pigmentaire qui se veut culturelle est divertissante. La culture d’un individu ne se saisit pas à la simple couleur de ses yeux, ni à l’état de ses cheveux ni à la forme de son nez et/ou à la stratégie qu’il déploie momentanément. Cette vision relève de l’hitlérisme et d’une « ethnologie puérile » et sarcastique. Elle limite notre compréhension et informe sur nos inquiétudes et surtout sur notre incapacité présente à reconnaître (plutôt à saisir) les contours, les frontières et les passerelles qui rendent compte de la complexité « cartographique » de notre identité. Car ils se relâchent selon les enjeux du moment et les rapports de force voire simplement les fantasmes de la ressemblance.
L’identité n’accepte pas d’être saisie de manière aussi concluante qu’on a tendance à le faire croire et valoir. Si on revenait juste à l’humanité ? Les antiquaires de nos identités se perdent dans le Musée labyrinthique de la mémoire. Que serait la centralité d’être Hartani, Maure, Soninke ou Wolof, si rien n’est garanti, dans un cadre démocratique et épanoui, pour leur émancipation en tant qu’individus ?
Ces considérations empiriques permettent, à ceux qui les manipulent, de réactiver la notion du « degré de mélanine » (à une échelle réduite heureusement pour nous) afin de la mettre au centre de la définition de nos identités culturelles. Le versant racisant de ces affirmations ôte tout sérieux dans la trajectoire du débat et surtout essaie de relativiser la gravité des jeux et enjeux qui l’entourent dans la Mauritanie d’aujourd’hui. Nous assistons depuis la « nuit des temps » à des réécritures permanentes des identités. L’interpénétration des cultures est une chose incontestable et chaque peuple adopte, selon ses besoins les plus immédiats, les pratiques de la communauté humaine qui lui est la plus proche, géographiquement et sociologiquement parlant.
Que comprendre dès lors à travers ce débat ? Les Haratins sont l’enjeu du moment car leur histoire particulière en Mauritanie se trouve au-devant de la scène internationale. Maures et Négro-africains sont pris dans la tourmente de leur ancien jeu de ping-pong. Les uns, les autres se disputent des êtres humains qui doivent eux-mêmes s’exprimer. Voilà le comble de l’instrumentalisation et de la volonté d’être les éclaireurs de cette communauté, alors qu’elle recèle en elle des hommes capables de lui permettre de s’auto-définir par rapport aux cultures dominantes. Attitude agaçante et prétentieuse. Ils sont noirs, de culture arabe : ce sont des Haratins ou plus compliqué Noirs-africains-arabes-mauritaniens. Ils sont Mauritaniens dans l’anonymat qu’auraient dû procurer la nationalité et la citoyenneté entières. Mais leur « irruption » sur la scène culturelle, politique ou tout simplement humaine fait trembler ces entités qui ont longtemps accommodé leur discours de domination à leur volonté de faire taire cette force.
Qui sont-ils ? Cette question revient toujours dans la bouche des autres. Le seul problème auquel je suis confronté, au risque d’être taxé de nihiliste, est justement de ne point pencher pour cette forme de lecture historique qui, par obsession, se donne comme objectif de retrouver les origines de chacun. Impossible car on s’égare dans les profondeurs des suppositions et des hypothèses. Chaque peuple a connu, durant sa longue histoire, suivant un processus complexe, des mutations profondes qui ont conduit à des reconversions identitaires insoupçonnables. Et pour cela il suffit d’analyser l’histoire de la vallée du fleuve Sénégal, le cheminement, avant et après la révolution théocratique de 1770-1776, de ceux qui sont devenus des Toorobbe (nobles).
La complexité des rapports entre les Haratins et la communauté négro-africaine (entendue ici comme la somme des quatre ethnies : Bambara, Haalpulaar’en, Soninke et Wolof) de Mauritanie est dominée par un mélange de haine et d’amour impossibles et leurs relations avec leurs anciens maîtres sont tissées dans la force du mépris, mais aussi d’une filiation « honteusement » avouée (rôle des esclaves dans l’allaitement des enfants). La parenté pigmentaire est incontestable mais est-elle suffisante, aujourd’hui dans le contexte historique actuel, pour que les uns et les autres se revendiquent d’une appartenance culturelle commune ?
La culture arabe des Haratins est tellement évidente qu’il est inutile d’en discuter et leur origine ouest-africaine (car issus d’une multitude d’ethnies, razziées ou assimilées sur place) est tellement patente qu’aucune thèse ne peut la nier. Mais qu’y a-t-il dans cette culture de spécifique, d’enrichissant, de subtil qui ne trouve pas encore son expression dans le paysage culturel voire cultuel mauritanien[4] ?
A elle seule, la question haratine informe sur l’ambiguïté, la complexité et la dangerosité qui découlent des manipulations identitaires en Mauritanie postcoloniale. Mais le terrain politico-social mauritanien s’y prête à merveille et toutes les communautés mauritaniennes sont prises dans un tourment identitaire interne révélateur d’un tiraillement entre l’identité collective et l’identité individuelle. On dirait qu’il n’existe pas d’autre identité possible que collective, source d’un nationalisme déviationniste. L’émergence de l’individu acteur de son identité ne se fera pas de sitôt dans la mesure où il faut se conformer au statu quo antérieur et se mouler dans le voile d’une pudeur morale mal placée, imposée par nos communautés respectives. Et ce sont les « évolués » qui cherchent, aujourd’hui, à codifier les normes traditionnelles et surtout à les figer. Cela ressemble étrangement à un cri de désespoir devant la réalité incontournable du monde. De cette palabre, on entend un lointain brouhaha, signe d’impuissance. Tant que cet esprit communautaire imprimera son identité à nos aspirations les plus profondes, nous resterons victimes de la dictature de la hiérarchie et des ordres.
Les desseins des communautés négro-mauritanienne et maure, de phagocyter et/ou d’instrumentaliser les Haratins, ne sont plus réalisables dans le contexte actuel. Il me semble qu’un tournant est amorcé et que les mutations en cours sont irréversibles. D’ailleurs, Maawiya n’a pas été dupe en nommant comme Premier ministre un Hartani ; même s’il détient la réalité du pouvoir.
Abderrahmane NGAEDE
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[1]. Lire le livre d’El Arby Ould Saleck, Les Haratins. Le paysage politique mauritanien, Paris, L’Harmattan, 2003, 153 p.
[2]. Lire son entretien, La République menacée, entretien avec Philippe Petit, Paris, Les éditions Textuel, 1996, pp. 81-82. Lire aussi, pour indication, l’ouvrage de Jean-François Bayart, L’illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996.
[3]. Lire l’ouvrage de Bertrand Badie, La fin des territoires. Essai sur le désordre international et sur l’utilité sociale du respect, Paris, Fayard, p. 131.
[4]. Lire ma communication « Conscience identitaire et/ou dissidence culturelle ? Musique, danse et transes chez les Haratins de Mauritanie », présentée au Canonical Works And Continuing Innovation In African Arts And Humanities, Codesria/University of Ghana and the Programme of African Studies (Accra, Legon-University, septembre 2003).