Après plus d’un an au pouvoir sans réforme concrète, le premier ministre sénégalais s’en prend aux médias, à la justice, aux organisations de la société civile et même au président Diomaye Faye. Ce dernier lui a répondu en cherchant à apaiser les tensions.
Une question lancinante traverse le Sénégal ces derniers jours : le slogan « Diomaye moy Sonko, Sonko moy Diomaye » (« Diomaye c’est Sonko, Sonko c’est Diomaye », en wolof) est-il toujours d’actualité à la tête de l’Etat ?
Pendant la campagne pour la présidentielle de mars 2024, cette promesse d’unité avait convaincu une majorité de Sénégalais. Ousmane Sonko, l’actuel premier ministre, était alors le charismatique fer de lance de l’opposition à Macky Sall. Ecarté de la course à la présidentielle par la justice, il avait laissé la place à son second, Bassirou Diomaye Faye, finalement élu avec 54 % des suffrages dès le premier tour.
Plus d’un an après son accession au pouvoir, le tandem tente d’afficher son unité, fragilisée par la question récurrente de la légitimité du chef de l’Etat. « Les gens peuvent penser que j’ai des divergences avec le premier ministre, mais non. Je n’ai aucun conflit avec lui », a temporisé le président Bassirou Diomaye Faye lundi 14 juillet, en marge d’une réunion consacrée au dialogue national sur le système politique.
La confusion vient pourtant d’Ousmane Sonko lui-même qui, 72 heures plus tôt, a adressé à son président une vive critique. A l’occasion de l’installation du conseil national de leur parti, le Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité), dont il est le chef, le premier ministre a regretté que le président ne le soutienne pas face « aux attaques » dont il fait l’objet, dénonçant une « absence d’autorité » de la part de celui qu’il a propulsé au sommet de l’Etat.
« Les “fumiers” de la société civile »
Dans son viseur, les « insultes » qui le visent sur les plateaux télévisés, de la part de chroniqueurs et de partisans de l’opposition, même si « ceux qui s’agitent ne représentent même pas 1 000 personnes sur 18 millions de Sénégalais ». « Le Sénégal est une démocratie, mais on ne peut tolérer qu’un homme, père de famille et chef d’institution soit traîné quotidiennement dans la boue sous couvert de liberté d’expression. Il faut que chacun assume ses responsabilités, ou qu’on me laisse gouverner », prévenait-il encore dans cette sortie fort remarquée.
Tour à tour, le chef du gouvernement a ciblé les « “résidus” de l’opposition, les “magistrats corrompus” ou encore les “fumiers” de la société civile, dont il a annoncé vouloir interdire les financements venus de l’étranger. Que va-t-il rester de la démocratie ? », s’inquiète Alioune Tine, président du groupe de réflexion Afrikajom.
M. Sonko dispose pourtant d’une majorité écrasante à l’Assemblée nationale (130 députés sur 165), mais les réformes promises peinent à être engagées, faute de marge de manœuvre budgétaire. « Il semble se chercher une opposition pour masquer son impuissance à la tête du gouvernement », analyse le politologue Assane Samb. Depuis juin, plusieurs opposants et journalistes ont été convoqués par la police pour avoir critiqué le premier ministre.
Premiers signes d’une rupture du duo au pouvoir ou simple déclaration sans conséquences ? Plusieurs responsables du Pastef interrogés par Le Monde minimisent la prise de parole de M. Sonko, ne voyant là qu’« une sortie politique » dans le cadre du parti et non dans celui du gouvernement.
« Etat Pastef » ou « Etat-parti » ?
« Constitutionnellement, le président est au-dessus du premier ministre. Or communiquer sur le fait qu’Ousmane Sonko s’exprimait en tant que chef de parti, dans lequel Bassirou Diomaye Faye est un militant, permet d’asseoir sa légitimité, y compris sur le président », décrypte un observateur local sous le couvert de l’anonymat.
Cette dernière déclaration d’Ousmane Sonko livre par ailleurs quelques-unes des possibles orientations gouvernementales. « Certains parlent “d’Etat Pastef”, mais je crois à la logique de “l’Etat-parti”, comme on parle de l’administration Trump ou Biden aux Etats-Unis », a-t-il indiqué. Le projet avait déjà été défendu après l’indépendance par Mamadou Dia, premier ministre puis opposant du président Léopold Sédar Senghor et figure modèle du Pastef.
« Sur ce point, il y a des divergences profondes entre lui et Diomaye. Le président est dans la réconciliation, ça ne le dérange pas de nommer des militants de l’ancien régime s’ils sont compétents, là où Sonko s’y oppose frontalement », indique un militant du parti.
L’exemple le plus évident est sans doute le cas de Samba Ndiaye, dont la nomination en octobre 2024 à la présidence du conseil d’administration de la Société nationale pour les habitations à loyers modérés (SN-HLM) avait provoqué une levée de boucliers des lieutenants de M. Sonko. Jusqu’à présent, il n’a toujours pas pris ses fonctions.
Des réformes qui tardent
« Au-delà des attaques, Ousmane Sonko a été agacé par la confirmation début juillet de sa condamnation pour diffamation », envers l’ancien ministre du tourisme, Mame Mbaye Niang, estime un militant historique du Pastef. Cette condamnation, en première instance, l’avait empêché d’être candidat à la présidentielle en 2024 et la décision, le 1er juillet, de la Cour suprême a suscité un nouveau débat sur l’éligibilité ou non du chef du parti au pouvoir en 2029.
« Il est très sain qu’un premier ministre africain se plaigne d’être maltraité par la justice de son pays, cela prouve qu’il ne fait pas pression sur les magistrats. Sous Macky Sall, on aurait jamais pu imaginer qu’une décision de justice soit défavorable au premier ministre », juge un conseiller de M. Sonko. « En filigrane, Ousmane Sonko pense que le président pourrait le protéger de cette décision de justice », analyse le politologue Assane Samb.
En campagne, le duo de dirigeants avait pourtant promis une réforme du système judiciaire afin de renforcer son indépendance vis-à-vis de l’exécutif. Celle-ci fait officiellement toujours partie des « priorités », même si « les résultats des assises nationales de la justice tenues en juin 2024 tardent à être mis en application », admet Boubacar Sadio, membre du Mouvement national des cadres patriotes (Moncap). « Tout comme le reste des réformes », poursuit-il, conscient que la lenteur de déploiement génère de l’impatience.
Toutefois, dans l’entourage du premier ministre, des voix demandent, avant que les réformes soient engagées, « une purge de l’Etat profond ». Son avocat, Me Ciré Clédor Ly, écrivait ainsi, le 13 juillet, dans une tribune publiée dans la presse sénégalaise, qu’« aucune révolution ne peut réussir si l’ancien régime n’est pas détruit et ses vestiges nettoyés. (…) Il est impératif de poursuivre et d’anéantir tous les lobbys qui se sont réinstallés ».
Dans les instances du Pastef, le mot d’ordre n’est pas aussi subversif. Il tient sur une ambition simple : « Resserrer les rangs » et « remobiliser la base », autour d’Ousmane Sonko. Cadres et militants ont déjà en tête les élections locales de 2027 et la présidentielle de 2029, en dépit des difficultés du début de mandat.
Célia Cuordifede (Dakar, correspondance)
Source : Le 16 juillet 2025
Une question lancinante traverse le Sénégal ces derniers jours : le slogan « Diomaye moy Sonko, Sonko moy Diomaye » (« Diomaye c’est Sonko, Sonko c’est Diomaye », en wolof) est-il toujours d’actualité à la tête de l’Etat ?
Pendant la campagne pour la présidentielle de mars 2024, cette promesse d’unité avait convaincu une majorité de Sénégalais. Ousmane Sonko, l’actuel premier ministre, était alors le charismatique fer de lance de l’opposition à Macky Sall. Ecarté de la course à la présidentielle par la justice, il avait laissé la place à son second, Bassirou Diomaye Faye, finalement élu avec 54 % des suffrages dès le premier tour.
Plus d’un an après son accession au pouvoir, le tandem tente d’afficher son unité, fragilisée par la question récurrente de la légitimité du chef de l’Etat. « Les gens peuvent penser que j’ai des divergences avec le premier ministre, mais non. Je n’ai aucun conflit avec lui », a temporisé le président Bassirou Diomaye Faye lundi 14 juillet, en marge d’une réunion consacrée au dialogue national sur le système politique.
La confusion vient pourtant d’Ousmane Sonko lui-même qui, 72 heures plus tôt, a adressé à son président une vive critique. A l’occasion de l’installation du conseil national de leur parti, le Pastef (Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité), dont il est le chef, le premier ministre a regretté que le président ne le soutienne pas face « aux attaques » dont il fait l’objet, dénonçant une « absence d’autorité » de la part de celui qu’il a propulsé au sommet de l’Etat.
« Les “fumiers” de la société civile »
Dans son viseur, les « insultes » qui le visent sur les plateaux télévisés, de la part de chroniqueurs et de partisans de l’opposition, même si « ceux qui s’agitent ne représentent même pas 1 000 personnes sur 18 millions de Sénégalais ». « Le Sénégal est une démocratie, mais on ne peut tolérer qu’un homme, père de famille et chef d’institution soit traîné quotidiennement dans la boue sous couvert de liberté d’expression. Il faut que chacun assume ses responsabilités, ou qu’on me laisse gouverner », prévenait-il encore dans cette sortie fort remarquée.
Tour à tour, le chef du gouvernement a ciblé les « “résidus” de l’opposition, les “magistrats corrompus” ou encore les “fumiers” de la société civile, dont il a annoncé vouloir interdire les financements venus de l’étranger. Que va-t-il rester de la démocratie ? », s’inquiète Alioune Tine, président du groupe de réflexion Afrikajom.
M. Sonko dispose pourtant d’une majorité écrasante à l’Assemblée nationale (130 députés sur 165), mais les réformes promises peinent à être engagées, faute de marge de manœuvre budgétaire. « Il semble se chercher une opposition pour masquer son impuissance à la tête du gouvernement », analyse le politologue Assane Samb. Depuis juin, plusieurs opposants et journalistes ont été convoqués par la police pour avoir critiqué le premier ministre.
Premiers signes d’une rupture du duo au pouvoir ou simple déclaration sans conséquences ? Plusieurs responsables du Pastef interrogés par Le Monde minimisent la prise de parole de M. Sonko, ne voyant là qu’« une sortie politique » dans le cadre du parti et non dans celui du gouvernement.
« Etat Pastef » ou « Etat-parti » ?
« Constitutionnellement, le président est au-dessus du premier ministre. Or communiquer sur le fait qu’Ousmane Sonko s’exprimait en tant que chef de parti, dans lequel Bassirou Diomaye Faye est un militant, permet d’asseoir sa légitimité, y compris sur le président », décrypte un observateur local sous le couvert de l’anonymat.
Cette dernière déclaration d’Ousmane Sonko livre par ailleurs quelques-unes des possibles orientations gouvernementales. « Certains parlent “d’Etat Pastef”, mais je crois à la logique de “l’Etat-parti”, comme on parle de l’administration Trump ou Biden aux Etats-Unis », a-t-il indiqué. Le projet avait déjà été défendu après l’indépendance par Mamadou Dia, premier ministre puis opposant du président Léopold Sédar Senghor et figure modèle du Pastef.
« Sur ce point, il y a des divergences profondes entre lui et Diomaye. Le président est dans la réconciliation, ça ne le dérange pas de nommer des militants de l’ancien régime s’ils sont compétents, là où Sonko s’y oppose frontalement », indique un militant du parti.
L’exemple le plus évident est sans doute le cas de Samba Ndiaye, dont la nomination en octobre 2024 à la présidence du conseil d’administration de la Société nationale pour les habitations à loyers modérés (SN-HLM) avait provoqué une levée de boucliers des lieutenants de M. Sonko. Jusqu’à présent, il n’a toujours pas pris ses fonctions.
Des réformes qui tardent
« Au-delà des attaques, Ousmane Sonko a été agacé par la confirmation début juillet de sa condamnation pour diffamation », envers l’ancien ministre du tourisme, Mame Mbaye Niang, estime un militant historique du Pastef. Cette condamnation, en première instance, l’avait empêché d’être candidat à la présidentielle en 2024 et la décision, le 1er juillet, de la Cour suprême a suscité un nouveau débat sur l’éligibilité ou non du chef du parti au pouvoir en 2029.
« Il est très sain qu’un premier ministre africain se plaigne d’être maltraité par la justice de son pays, cela prouve qu’il ne fait pas pression sur les magistrats. Sous Macky Sall, on aurait jamais pu imaginer qu’une décision de justice soit défavorable au premier ministre », juge un conseiller de M. Sonko. « En filigrane, Ousmane Sonko pense que le président pourrait le protéger de cette décision de justice », analyse le politologue Assane Samb.
En campagne, le duo de dirigeants avait pourtant promis une réforme du système judiciaire afin de renforcer son indépendance vis-à-vis de l’exécutif. Celle-ci fait officiellement toujours partie des « priorités », même si « les résultats des assises nationales de la justice tenues en juin 2024 tardent à être mis en application », admet Boubacar Sadio, membre du Mouvement national des cadres patriotes (Moncap). « Tout comme le reste des réformes », poursuit-il, conscient que la lenteur de déploiement génère de l’impatience.
Toutefois, dans l’entourage du premier ministre, des voix demandent, avant que les réformes soient engagées, « une purge de l’Etat profond ». Son avocat, Me Ciré Clédor Ly, écrivait ainsi, le 13 juillet, dans une tribune publiée dans la presse sénégalaise, qu’« aucune révolution ne peut réussir si l’ancien régime n’est pas détruit et ses vestiges nettoyés. (…) Il est impératif de poursuivre et d’anéantir tous les lobbys qui se sont réinstallés ».
Dans les instances du Pastef, le mot d’ordre n’est pas aussi subversif. Il tient sur une ambition simple : « Resserrer les rangs » et « remobiliser la base », autour d’Ousmane Sonko. Cadres et militants ont déjà en tête les élections locales de 2027 et la présidentielle de 2029, en dépit des difficultés du début de mandat.
Célia Cuordifede (Dakar, correspondance)
Source : Le 16 juillet 2025