
Il y a d'abord la mort d'un homme. Un Français bien enraciné dans son pays et dans son bourg de l'Essonne. Il n'a pas d'attaches. Ni femme ni enfant. Et comme bien d'autres, il se trouve surpris par l'âge. Il a 78 ans. C'est passionnant de voir ce que l'on peut faire pour ne pas vieillir inutilement dans la solitude. Cet homme, Michel Germaneau, est attiré à la fois par l'Afrique et par le besoin de se dévouer à d'autres. En finir avec la solitude grâce à la solidarité. Non pas la charité qui implique une supériorité de celui qui donne à celui qui reçoit, mais l'entraide - le nom même de la petite structure humanitaire de Germaneau.
Comment Michel Germaneau a-t-il été conduit vers ce choix ? Je n'en sais rien encore. En tout cas, il n'a pas subi l'appel du Sud ni la fascination du désert propice à la méditation solitaire. Au contraire. Je peux imaginer ce que Michel Germaneau ressent parce que je connais quelques personnes qui se sont investies dans la même aventure et me disent recevoir tellement plus qu'elles ne donnent que le partage joue en leur faveur et qu'elles sont remplies de gratitude.
Seulement voilà, Michel Germaneau ignorait un certain nombre de choses. D'abord, qu'au Niger il y a des gisements d'uranium convoités par les peuples environnants et surtout par les grandes puissances. Il y a le fait aussi que l'on retrouve dans toute cette région, qui comprend d'ailleurs la Mauritanie, toujours et encore, un axe singulier de forces qui unissent les rebelles de l'Afghanistan et les dissidents de l'Algérie. C'est une vieille histoire d'idéal nihiliste et de terrorisme.
Se massacrer entre musulmans ? Cela a toujours été et cela demeure. Entre l'Irak et l'Iran, il y a eu tout simplement, de 1980 à 1988, un million de morts sans que l'islam ne se sente en lui-même blessé. Se rebeller contre l'Occident ? Les Afghans ont vaincu l'Union soviétique coupable d'incarner la modernité occidentale. Ils sont en train de désespérer les stratégies américaines les plus sophistiquées. L'âme d'une résistance conquérante a été forgée à Kaboul avec Ben Laden, Al Qaïda et les islamistes algériens qui n'ont jamais accepté qu'on les prive d'une victoire obtenue en 1992 dans des élections parfaitement démocratiques. Le gouvernement algérien est à leurs yeux illégitime et apostat. Les plus vindicatifs n'ont jamais accepté la politique de réconciliation conçue par l'actuel président Bouteflika qui a pourtant fait mille concessions en leur faveur. Il y a eu les épisodes terribles de la mise à mort des intellectuels et des élites.
La guerre dont se souviennent aujourd'hui les Algériens qui veulent venir en France, ce n'est pas la guerre coloniale des années 60 mais la guerre civile des années 90. Les plaies sont loin d'être cicatrisées. Michel Germaneau se préoccupait-il de tout cela ? En était-il seulement informé ? Quel lien peut-il y avoir entre l'échange altruiste avec les enfants targuis du Niger et les djihadistes qui veulent transporter au Sahel, dans tout le riche Sahel, la guerre d'Asie et du Proche-Orient ? A la fin comme au commencement, il y a la mort d'un homme. D'un Français âgé de 78 ans, cardiaque, privé des médicaments indispensables à sa survie, et qui a dû agoniser sans que les enfants du Niger puissent quoi que ce soit pour leur nouveau père.
Une immarcescible candeur
Il y a au moins une chose que nous devons reconnaître, c'est que, si les difficultés semblent converger pour rendre ardue et parfois insupportable la vie de très nombreux Français, aucune malédiction n'épargne le chef de l'Etat. Dans les sondages, il bat tous les records d'impopularité. Les opposants n'ont jamais été aussi nombreux et les médias ont rarement donné autant de place à l'expression de leur mécontentement. Il l'a bien mérité ? C'est possible. Je dois préciser que c'est ce que j'ai moi même écrit depuis le jour où, dans l'ivresse du parvenu, il a choisi d'aller célébrer sa victoire au « Fouquet's » plutôt que de se rendre au Panthéon. Au fond de lui-même, il doit penser qu'il a préféré le cynisme à l'hypocrisie. Il doit même, en son for intérieur, enrager qu'on ne puisse pas comme lui voir derrière le luxe, fût-il ostentatoire, la somme de travail qui a pu y conduire. Ce pour quoi, disons-le en passant, l'univers de cet homme ne sera jamais le nôtre.
Reste que la question est désormais de savoir si l'on peut oser être objectif (et même si l'on a le droit de l'être) au moment où le Prince est accusé d'incarner le désordre, l'inefficacité, l'injustice et le mal, et où paraît s'imposer donc un devoir de sectarisme. Je veux au contraire défendre ici le devoir d'objectivité, quelles que soient les circonstances, et pouvoir dire du même Prince que l'une de ses décisions me paraît acceptable alors qu'une autre m'apparaît déplorable. A l'exemple de Mauriac qui disait « se préoccuper d'avantage de s'exprimer que de ne pas sa contredire », préférant se soucier de sa sincérité plutôt que de sa cohérence.
Cette liberté doit sans doute être limitée sinon suspendue dans des situations exceptionnelles, lorsque la patrie, la République ou la démocratie sont en danger. Mauriac n'a jamais fait de cadeaux ni à Franco ni a Hitler ni a Staline. Nous n'en sommes pas là, me semble-t-il. Mais le devoir de sectarisme s'était imposé aussi dans un univers de lutte de classes : rien ne devait être concédé à l'Etat capitaliste et à ses représentants, dans un combat sans merci conduit au nom du socialisme à construire. Les éventuels bienfaits de l'Etat bourgeois ne pouvaient qu'être des pièges.
Cette ligne politique n'a jamais été celle du « Nouvel Observateur ». Je me souviens des articles du commentateur le plus à gauche d'entre nous, Michel Bosquet, alias André Gorz. L'un d'entre eux était intitulé « Du bon usage de Giscard ». Il n'excluait pas la possibilité pour le mouvement ouvrier de tirer parti de certaines transgressions de l'ennemi de classe. Les nationalisations, la sécurité sociale, le vote des femmes, l'interruption volontaire de grossesse n'avaient été obtenues que par des alliances avec la droite.
Cela dit et en accord avec Elisabeth Guigou sur l'affaire Bettencourt, je pense que rien ne pouvait être plus préjudiciable à la démocratie que ce feuilleton balzacien. Ce qui m'étonne le plus dans ces histoires, lorsqu'elles frappent des hommes politiques, ce n'est pas la corruption, c'est l'inconscience. Eric Woerth n'est en rien un escroc ou un imposteur. Son visage digne et ténébreux évoque une immarcescible candeur. Mais si la seule idée qui lui soit venue à l'esprit est que son épouse ne ferait preuve que d'une indépendance féministe en risquant à tout moment un conflit d'intérêt, c'est qu'il est d'une inconscience abyssale.
Jean Daniel
Source: éditorial nouvelobs
Comment Michel Germaneau a-t-il été conduit vers ce choix ? Je n'en sais rien encore. En tout cas, il n'a pas subi l'appel du Sud ni la fascination du désert propice à la méditation solitaire. Au contraire. Je peux imaginer ce que Michel Germaneau ressent parce que je connais quelques personnes qui se sont investies dans la même aventure et me disent recevoir tellement plus qu'elles ne donnent que le partage joue en leur faveur et qu'elles sont remplies de gratitude.
Seulement voilà, Michel Germaneau ignorait un certain nombre de choses. D'abord, qu'au Niger il y a des gisements d'uranium convoités par les peuples environnants et surtout par les grandes puissances. Il y a le fait aussi que l'on retrouve dans toute cette région, qui comprend d'ailleurs la Mauritanie, toujours et encore, un axe singulier de forces qui unissent les rebelles de l'Afghanistan et les dissidents de l'Algérie. C'est une vieille histoire d'idéal nihiliste et de terrorisme.
Se massacrer entre musulmans ? Cela a toujours été et cela demeure. Entre l'Irak et l'Iran, il y a eu tout simplement, de 1980 à 1988, un million de morts sans que l'islam ne se sente en lui-même blessé. Se rebeller contre l'Occident ? Les Afghans ont vaincu l'Union soviétique coupable d'incarner la modernité occidentale. Ils sont en train de désespérer les stratégies américaines les plus sophistiquées. L'âme d'une résistance conquérante a été forgée à Kaboul avec Ben Laden, Al Qaïda et les islamistes algériens qui n'ont jamais accepté qu'on les prive d'une victoire obtenue en 1992 dans des élections parfaitement démocratiques. Le gouvernement algérien est à leurs yeux illégitime et apostat. Les plus vindicatifs n'ont jamais accepté la politique de réconciliation conçue par l'actuel président Bouteflika qui a pourtant fait mille concessions en leur faveur. Il y a eu les épisodes terribles de la mise à mort des intellectuels et des élites.
La guerre dont se souviennent aujourd'hui les Algériens qui veulent venir en France, ce n'est pas la guerre coloniale des années 60 mais la guerre civile des années 90. Les plaies sont loin d'être cicatrisées. Michel Germaneau se préoccupait-il de tout cela ? En était-il seulement informé ? Quel lien peut-il y avoir entre l'échange altruiste avec les enfants targuis du Niger et les djihadistes qui veulent transporter au Sahel, dans tout le riche Sahel, la guerre d'Asie et du Proche-Orient ? A la fin comme au commencement, il y a la mort d'un homme. D'un Français âgé de 78 ans, cardiaque, privé des médicaments indispensables à sa survie, et qui a dû agoniser sans que les enfants du Niger puissent quoi que ce soit pour leur nouveau père.
Une immarcescible candeur
Il y a au moins une chose que nous devons reconnaître, c'est que, si les difficultés semblent converger pour rendre ardue et parfois insupportable la vie de très nombreux Français, aucune malédiction n'épargne le chef de l'Etat. Dans les sondages, il bat tous les records d'impopularité. Les opposants n'ont jamais été aussi nombreux et les médias ont rarement donné autant de place à l'expression de leur mécontentement. Il l'a bien mérité ? C'est possible. Je dois préciser que c'est ce que j'ai moi même écrit depuis le jour où, dans l'ivresse du parvenu, il a choisi d'aller célébrer sa victoire au « Fouquet's » plutôt que de se rendre au Panthéon. Au fond de lui-même, il doit penser qu'il a préféré le cynisme à l'hypocrisie. Il doit même, en son for intérieur, enrager qu'on ne puisse pas comme lui voir derrière le luxe, fût-il ostentatoire, la somme de travail qui a pu y conduire. Ce pour quoi, disons-le en passant, l'univers de cet homme ne sera jamais le nôtre.
Reste que la question est désormais de savoir si l'on peut oser être objectif (et même si l'on a le droit de l'être) au moment où le Prince est accusé d'incarner le désordre, l'inefficacité, l'injustice et le mal, et où paraît s'imposer donc un devoir de sectarisme. Je veux au contraire défendre ici le devoir d'objectivité, quelles que soient les circonstances, et pouvoir dire du même Prince que l'une de ses décisions me paraît acceptable alors qu'une autre m'apparaît déplorable. A l'exemple de Mauriac qui disait « se préoccuper d'avantage de s'exprimer que de ne pas sa contredire », préférant se soucier de sa sincérité plutôt que de sa cohérence.
Cette liberté doit sans doute être limitée sinon suspendue dans des situations exceptionnelles, lorsque la patrie, la République ou la démocratie sont en danger. Mauriac n'a jamais fait de cadeaux ni à Franco ni a Hitler ni a Staline. Nous n'en sommes pas là, me semble-t-il. Mais le devoir de sectarisme s'était imposé aussi dans un univers de lutte de classes : rien ne devait être concédé à l'Etat capitaliste et à ses représentants, dans un combat sans merci conduit au nom du socialisme à construire. Les éventuels bienfaits de l'Etat bourgeois ne pouvaient qu'être des pièges.
Cette ligne politique n'a jamais été celle du « Nouvel Observateur ». Je me souviens des articles du commentateur le plus à gauche d'entre nous, Michel Bosquet, alias André Gorz. L'un d'entre eux était intitulé « Du bon usage de Giscard ». Il n'excluait pas la possibilité pour le mouvement ouvrier de tirer parti de certaines transgressions de l'ennemi de classe. Les nationalisations, la sécurité sociale, le vote des femmes, l'interruption volontaire de grossesse n'avaient été obtenues que par des alliances avec la droite.
Cela dit et en accord avec Elisabeth Guigou sur l'affaire Bettencourt, je pense que rien ne pouvait être plus préjudiciable à la démocratie que ce feuilleton balzacien. Ce qui m'étonne le plus dans ces histoires, lorsqu'elles frappent des hommes politiques, ce n'est pas la corruption, c'est l'inconscience. Eric Woerth n'est en rien un escroc ou un imposteur. Son visage digne et ténébreux évoque une immarcescible candeur. Mais si la seule idée qui lui soit venue à l'esprit est que son épouse ne ferait preuve que d'une indépendance féministe en risquant à tout moment un conflit d'intérêt, c'est qu'il est d'une inconscience abyssale.
Jean Daniel
Source: éditorial nouvelobs