
A la découverte des facettes de la prêtresse des lettres françaises
Cent ans après sa naissance, celle qui fut considérée comme la prêtresse des lettres françaises et l’avocate de la cause des femmes demeure plus que jamais au centre de l’actualité. Simone de Beauvoir (1908-1986) incarne aujourd’hui la réalité complexe d’une femme qui traversa presque toute l’histoire du XXe siècle. Ce sont ses multiples visages que ce dossier invite à découvrir. Beauvoir dans tous ses états pour reprendre le titre d’un récent essai d’Ingrid Galster.
On découvrira ici l’adolescente qui raconte comment elle découvre la ‘vraie vie’ au fil des Cahiers de jeunesse, jusqu’ici inédits ; le ‘Castor de guerre’, mue par la volonté de faire triompher la liberté sur la nécessité, telle que la montre Danièle Sallenave dans une passionnante biographie ; la philosophie se démarquant de l’existentialisme sartrien ; la féministe, enfin et surtout qui continue de guider les femmes dans leur combat. Vivre, penser, aimer en liberté égale autant de facettes d’une intellectuelle engagée, plus nécessaire que jamais Beauvoir est sortie de son purgatoire pour devenir une figure prodigieusement présente et vivante. L’histoire a donné tort à celles qui décrièrent le combat qu’elle mena pour les femmes, lui reprochant de les aliéner au modèle masculin.
Vilipendé en France lors de sa parution, Le Deuxième Sexe a dû attendre la consécration américaine pour s’imposer comme un livre fondateur de la pensée féministe ; aujourd’hui encore, ce sont les théories du genre développées outre-atlantique, qui mettent au premier plan les analyses de Beauvoir. En deux courtes phrases, l’auteur du Deuxième Sexe a ouvert une énorme brèche : ‘on ne naît pas femme. On le devient’, écrivait-elle dès 1949, mettant à bas les tranquilles certitudes du patriarcat triomphant.
Par-delà le combat pour les femmes, Beauvoir a su développer une philosophie dont on perçoit aujourd’hui l’extrême richesse. Selon ses disciples les plus radicales, elle aurait soufflé à Sartre les prémisses de la pensée existentialiste. Plus certainement elle a su, à partir du substrat qui leur était commun, développer une philosophie originale l’appliquant aussi bien à la condition féminine qu’à la question de la vieillesse, à propos de laquelle elle eut un rôle de pionnière. Il est temps de relire ses essais comme ses romans et ses récits autobiographiques. L’ensemble de son œuvre marquée par le goût du mot juste et économique, garde une force intacte (cf. Jean- Louis Hué) Simone Beauvoir s’est engagée dans tous les domaines de la vie avec une énergie farouche et une grande soif de liberté. Elle fût une véritable ‘Castor de guerre’, selon l’expression de Danièle Sallenave, qui vient de lui consacrer une biographie unique en son genre. Ce surnom de Castor, traduction de l’anglais, fut donné à Beauvoir par René Maheu à l’époque où elle fit la connaissance du groupe des trois normaliens, Nizan, Maheu, Sartre : Beaver =Beauvoir. ‘Les Castors sont en bande et ils ont l’esprit constructeur’, lui expliqua un jour René Maheu à la Bibliothèque nationale.
Simone de Beauvoir a choisi son destin, déclare Danièle Sallenave qui vient de publier Castor de guerre, Un portrait de Simone de Beauvoir (éd. Gallimard). Elle est mue par la volonté de faire triompher la liberté sur la nécessité.
En 1929, Simone de Beauvoir présente à la fois le ‘diplôme’ actuelle maîtrise, sous la direction de Léon Brunschvicg (sujet ‘Le concept chez Leibnitz’) et le concours d’agrégation. Elle se lie avec (René Maheu) Herband, qui la surnomme Castor, puis avec Jean-Paul Sartre et Nizan en préparant l’oral du concours. Elle est reçue deuxième à l’agrégation après Sartre qui avait échoué l’année précédente à la grande surprise générale.
Jusque-là inédits, les Cahiers de jeunesse de Simone de Beauvoir paraîtront en mars prochain aux éditions Gallimard. Ces Cahiers font voler en éclats les idées reçues : son parcours exceptionnel, Beauvoir ne le doit qu’à elle.
Simone de Beauvoir rencontre Sartre en 1929. Ils formeront un couple légendaire dans l’histoire des lettres, que seule la mort sera en mesure de séparer : car en dépit de leur liberté individuelle, leurs vies se sont toujours accordées. Le dialogue entre Sartre et Beauvoir est infini.
‘Amours nécessaires/contingentes’ c’est sous ce qualificatif qu’est souvent désigné le ‘pacte’ amoureux que Sartre propose à Simone de Beauvoir au début de leur relation en 1929. Même s’il s’agit d’une conception de jeunesse à laquelle Simone de Beauvoir cessa rapidement de se référer et si les récentes publications de la correspondance de Beauvoir avec Nelson Algren ou avec Jaques-Laurent Bost révèlent ce que peut avoir d’erronée cette idée d’amour contingente, il n’en reste pas moins que le couple Sartre- Beauvoir devient un mythe dans le monde des lettres et dans la société française de l’époque. Beauvoir emploiera plus tard le terme ‘gemellité’ pour définir sa relation avec Sartre.
C’est à Chicago, en 1947, que Simone de Beauvoir rencontre l’écrivain Nelson Algren, avec lequel elle entretient pendant quelques années une relation passionnée. Grâce à Nelson, elle découvre la face cachée de l’Amérique. Plusieurs auteurs comme Sylvie le Bon de Beauvoir, Jaques Deguy, Huguette Bouchardeau, Ingrid Galsta ont présenté différemment les vies de Simone de Beauvoir.
Vingt ans avant la naissance du Mouvement de libération des femmes, elle faisait paraître, en 1949, Le Deuxième Sexe. C’était un essai qui analysait l’aliénation des femmes et appelait à une prise de conscience. Jamais la question du sexe n’avait été abordée du point de vue de la femme aussi directement que dans la publication du Deuxième Sexe. Le sexe n’est pas traité par Beauvoir contre les tenants de la morale traditionnelle dans une volonté de choquer mais dans une perspective anti-essentialiste destinée à montrer que le plaisir sexuel dépend non seulement des données physiologiques mais également des milieux sociaux, voire même de la morale politique. Sa recherche débouche sur la formulation d’une conception égalitaire de l’homme et de la femme et d’une forme d’accord entre les sexes.
Elisabeth Badinter occupe une place originale parmi les auteurs qui sont intéressés à la condition féminine. Elle explique les raisons de son attachement à Beauvoir, ainsi que les attaques dont elle fit l’objet. ‘Simone de Beauvoir est une héroïne, une conquérante’, déclare Elisabeth Badinter.
Pour de nombreux penseurs, les idées de S. de Beauvoir furent aussi riches de contradictions. En réclamant l’égalité des sexes, Beauvoir ne faisait-elle pas en fin de compte, l’éloge d’un ‘universalisme phallique’ ? Le Deuxième sexe commence par soutenir que la liberté des femmes est un droit à l’égalité avec les hommes.
La conception de la femme chez Beauvoir fondée sur l’existentialisme qui place chacun devant le choix de s’assumer comme liberté la conduit également à reconnaître l’existence de situations où ce choix est impossible. C’est ce qui caractérise à ses yeux la condition de la femme à son époque. Beauvoir dénonce une définition biologique de la femme par la reproduction et la maternité ainsi que le conditionnement social dont elle est victime parfois consentante. ‘Selon moi, la féminité n’est pas une essence ni une nature : c’est une situation créée par les civilisations à partir de certaines données physiologiques’. Celle-ci doit lutter contre cette oppression et reconquérir la possibilité de s’affirmer comme sujet au côté de l’homme.
En philosophie, comme en toute chose, S. de Beauvoir fut indépendante. Si elle fut existentialiste, elle le fut à sa manière ; et divergeait avec Sartre sur un point central de ses théories : la justification de l’existence.
Le couple liberté/nécessité forme l’horizon des questions posées par l’existentialisme et au-delà par les philosophes qui conçoivent leur œuvre autour des années 1950. Le thème traverse l’ensemble de l’œuvre de Beauvoir et pas seulement les écrits philosophiques, à tel point que peut-être dire comme certain n’ont pas hésité à le faire que Le Deuxième Sexe prolonge et dépasse sur cette question, le traitement qu’en faisait Sartre L’Etre et le Néant. Selon cette conception, l’obligation est faite à l’individu de s’assumer lui-même en pleine liberté.
Dans La Vieillesse, S. de Beauvoir fait l’analyse de la condition du vieillard. Elle en déduit que la seule façon de donner sens à la fin de la vie est de continuer à la mener comme avant : dans l’engagement de la liberté. Dans la rubrique Les livres du mois, figurent des compte-rendus de quelques livres.
Quinze ans après l’abolition de l’Apartheid, qui fut au cœur de la littérature sud-africaine, comment celle-ci peut-elle se définir et se renouveler ? Trois livres apportent des éléments de réponse : Des vies sans couleur par Zoë Wicomb (éd. Phebus) ; Les Amants de ma mère par Christopher Hope (éd. du Panama) ; Pardonnez-moi, par Amanda. Eyre Word (éd. Buchet-Chastet).
Comment rebâtir un monde commun entre les peuples ? Deux penseurs tentent de répondre à cette question. Leurs propos ont été recueillis par Patrice Bollon. Ils sont tous les deux philosophes de formation, mais chacun a forgé sa propre méthode : Bruno Latour se sert de l’anthropologie, Francois Jullien de la sinologie. Deux approches différentes, mais une même volonté de penser autrement les relations entre les peuples et de définir un socle commun, pour demain.
Aux Etats-Unis et en Allemagne, Bruno Latour est, avec Allain Badiou et Jacques Rancière, le penseur français actuel dont on parle le plus. Sociologue des sciences, anthropologue et philosophe : depuis La Vie de laboratoire, publiée en anglais en 1979, ce philosophe de formation né en 1947 n’a cessé de mélanger les trois genres. C’est avec Nous n’avons jamais été modernes, paru en 1991, qu’il a opéré son grand tournant, via l’élaboration de la notion d’ ’anthropologie symétrique’ : l’application des méthodes ethnologiques aux sociétés modernes et à la science.
Depuis La Valeur allusive (1985), Francois Jullien, sinologue et philosophe français né en 1951, s’est imposé comme un auteur majeur du champ des idées aussi bien en France qu’à l’étranger, où son œuvre, forte déjà d’une trentaine de volumes, accumule les traductions. Surtout, on commence à entrevoir la fécondité de son travail de confrontation des pensées chinoise et européenne, en particulier quant à l’analyse de l’ ’impensé’ des occidentaux. Ce que montre Oser construire (éd- Les empêcheurs de penser en rond), un recueil de contributions paru en octobre dernier sur son œuvre, laquelle a fait parallèlement l’objet d’un ‘opus’ de 2 000 pages au Seuil, La Pensée chinoise : dans le miroir de la philosophie, rassemblant une partie de ses essais.
Après sa réplique au pamphlet de Jean-François Billeter, Chemin faisant (ed-Seuil), il poursuit son exploration des thèmes abordés dans ce numéro de Magazine littéraire avec Bruno Latour dans De l’universel, de l’uniforme du commun et du dialogue entre les cultures (éd-Fayard, à paraître en février). Ce numéro de Magazine littéraire a le mérite d’avoir fait connaître à son public la pensée d’une féministe française que beaucoup de féministes africaines ont eu tendance à imiter sans esprit critique.
Amady Aly DIENG
Source: Walf
(M)