
Malgré une résolution de l’Union africaine, il y a une résurgence du phénomène des coups d’Etat en Afrique. Ce qui ne rassure guère les militants des droits de l’Homme dont Alioune Tine. Dans la deuxième et dernière partie de l’interview qu’il nous a accordée, le patron de la Raddho aborde la situation en Mauritanie consécutive au récent coup d’Etat qui y a eu lieu. Il nous entretient, également, de l’affaire Habré, de ses relations avec Wade…
Wal Fadjri : Un coup d’Etat militaire a été, récemment, perpétré en Mauritanie. Quelle lecture en faites-vous ?
Alioune TINE : D’abord, permettez que je rappelle que la Mauritanie est un pays qui a une culture de parti unique. Depuis pratiquement 1978, ce sont les militaires qui sont au pouvoir. Pendant vingt-deux ans, nous avons eu une dictature militaire dirigée par Ould Taya. Lui-même a été destitué. Il est parti mais le système est resté. La Mauritanie est un pays complexe. Il y a les tribus et les marabouts qui sont très influents. Il y a, également, le particularisme des différentes communautés africaines (Wolof, Poular, Soninké etc). La personne qui accède au pouvoir, en Mauritanie, se prend pour un messie et les gens la soutiennent comme tel presque de manière irrationnelle. Par exemple, les formes de soutiens qu’il y avait du temps de Taya n’ont pas changé. Ce qui s’est passé, c’est que le peuple mauritanien en avait marre de Taya et, lorsque ce dernier a été renversé, cela a été un grand soulagement. Cela a été, également, l’occasion de faire des officiers de l’armée qui l’ont fait partir, des héros mais aussi de légitimer le coup d’Etat. C’était un coup d’Etat salutaire comme celui perpétré par Amadou Toumani Touré contre le dictateur Moussa Traoré, ancien président du Mali. Après la dernière élection présidentielle, les militaires sont partis mais en gangrenant le système parce que ce sont eux qui ont choisi le président, qui l’ont aidé à le devenir. C’est le président déchu qui l’avait, lui-même, révélé à la chaîne de télé Al Jazira.
Wal Fadjri : Le coup d’Etat était donc prévisible ?
Alioune TINE : (…). Pour beaucoup d’observateurs, le coup d’Etat n’était pas une surprise. Nous-mêmes avions prévenu que la Mauritanie était au bord de la démocratie. Maintenant, de mon point de vue, le vin est tiré, il faut le boire. Ce n’est, donc, pas la peine de continuer de faire des déclarations de principe. Il faut savoir avancer. Nous venons de Mauritanie où nous avons pu écouter toutes les parties. Nous avons écouté le Général Abdel Aziz qui a actuellement les commandes du pays. Il nous semble être dans de bonnes dispositions pour la libération du président Sidi (le président déchu, Ndlr). Cela nous paraît, quand-même, important qu’il soit libéré et soit partie à la solution, c’est une des clefs pour régler le problème. Nous avons rencontré ceux qui sont avec le Général Aziz mais aussi ceux qui son contre lui. Et je puis vous dire qu’il y a un certain nombre de choses qui se dégagent et qui permettent de sortir, petit à petit, de l’enlisement. D’après les informations que nous avons, effectivement, avec des partis politiques, il nous semble, aujourd’hui, que des négociations et des accords sont possibles, y compris avec l’ancien président de la République, pour débloquer la situation. Mais pour cela, il faut qu’il soit libéré. S’il est libéré et s’il y a le dialogue, un consensus peut avoir lieu sur le retrait du président, les délais de la transition et le rôle des militaires dans celle-ci. Donc, une sortie honorable est possible aussi bien pour les militaires que pour Sidi Ould Abdallahi.
Wal Fadjri : Que vous ont dit les militaires sur les raisons de leur refus de libérer le président déchu ?
Alioune TINE : Ils ne m’ont pas dit, mais, je peux, facilement, les deviner. Le fait que la libération de l’ancien Premier ministre de Sidi soit accompagnée de beaucoup d’activisme, notamment de meeting, fait craindre les tenants du pouvoir d’éventuels débordements s’il leur arrivait de libérer Sidi qui, plus est, est un ancien chef d’Etat. Ce que j’ai apprécié de notre visite en Mauritanie, c’est qu’on nous a permis d’aller dans la famille de ce dernier. Ainsi, à défaut de voir son épouse, nous avons rencontré sa fille avec qui on a bien discuté. Je suis d’avis qu’on peut sortir de l’impasse et plus vite les initiatives pour un dialogue national seront prises, plus vite des solutions à l’actuelle crise seront trouvées. La démocratie est un apprentissage. Comme à l’image d’un enfant qui apprend à marcher, il faut dire aux Mauritaniens : ‘ Relevez-vous et continuez à marcher !’.
Wal Fadjri : Un président démocratiquement élu a été renversé sans que les autorités sénégalaises condamnent cela, quelle appréciation en faites-vous ?
Alioune TINE : (Dubitatif). Il y a des évènements sur lesquels on est prudent. Par rapport à la situation en Mauritanie, il y a lieu de rappeler les évènements de 1989 (un incident entre agriculteurs Sénégalais et Mauritaniens avait dégénéré au point de causer, de part et d’autre, des centaines de morts et d’entraîner une rupture diplomatique entre les deux pays, Ndlr) qui ont été une véritable tragédie, un choc terrible dans les relations entre le Sénégal et la Mauritanie. On a évité de justesse la guerre entre les deux pays. A cela s’ajoute le fait qu’en l’an 2000, lors de l’alternance, nous avions célébré ici, à la Raddho, les sept ans de la déportation de négro-mauritaniens au Sénégal. Et pratiquement tous les leaders proches des Forces de libération africaine de la Mauritanie (Flam) et des organisations des réfugiés étaient là. Cela avait été couvert par la télévision nationale sénégalaise et, deux jours après, le président Taya avait demandé à ses compatriotes mauritaniens de quitter le Sénégal et les Sénégalais établis en Mauritanie d’en faire de même.
Ainsi, lorsqu’il a pris le pouvoir, Wade a été obligé, lui-même, d’aller voir Alpha Oumar Konaré du Mali qui a fait sa médiation entre les deux pays. Depuis lors, le gouvernement de l’alternance est d’une grande prudence par rapport à ce qui se passe chez nos voisins Mauritaniens. Il faut dire, également, que quand il se passe quelque chose, Wade, ayant une influence dans la sous-région et sur le continent, les nouveaux pouvoirs le saisissent très vite et font du lobbying afin de l’avoir à leur côté. Cela aussi est un élément explicatif de l’attitude du président Wade vis-à-vis du régime mauritanien actuel.
Wal Fadjri : Ces raisons, devraient-elles l’amener à trahir une qualité qui lui est reconnue, celle d’être un homme qui ne connaît pas la langue de bois ?
Alioune TINE : Je pense que le président Wade gagnerait à dire la vérité aux militaires (…). On l’avait même cité dans une radio étrangère et, trois jours après, il y a eu un coup d’Etat en Guinée-Bissau. (Rires). Donc, il faut systématiquement condamner les coups d’Etat en Afrique. Dans un premier temps, cela doit être un réflexe. Ensuite, si, effectivement, on peut les influencer pour avoir le syndrome ATT (Amadou Toumani Touré), c’est tant mieux, on le fait. Effectivement, il faut reconnaître que ce dernier a permis la démocratisation du Mali. Donc, le président Wade doit prendre son courage à deux mains, s’il veut avoir une véritable influence dans la sous-région, en respectant les normes de l’Etat de droit, des droits humains, de la démocratie. Je crois que les occidentaux ne doivent pas aimer ces choses mieux que nous. Ils ne doivent pas, non plus, aimer l’Afrique mieux que les Africains. Donc, nous regrettons que l’Union africaine ait accepté tout de suite quelqu’un comme Robert Mugabé. Cela veut dire que les gens n’agissent pas de façon active et dynamique pour dire : ‘Ecoutez, pour les coups d’Etats, on n’en veut pas !’. Au lieu, donc, de laisser le soin aux Etats-Unis, à l’Union européenne de venir nous donner des leçons de démocratie.
‘Le cafouillage dans l’affaire Habré ne nous rassure pas’
Wal Fadjri : Ce n’est quand même pas paradoxal que l’Ua accepte de traiter avec des régimes putschistes alors que certaines de ses dispositions le lui interdisent ?
Alioune TINE : Effectivement, c’est une résolution qui le dit ! C’est-à-dire que tous les régimes issus de coups d’Etat sont suspendus, ne participent pas aux sommets de l’Union jusqu’à ce qu’il y ait une restauration de l’ordre constitutionnel. C’est, d’ailleurs, en fonction de cela, et de la Déclaration de Bamako de l’Oif, que la Mauritanie a été suspendue. Le Secrétaire général de cette organisation, Abdou Diouf, a été très clair dans ce sens. Je viens, à l’instant, de recevoir un communiqué de presse de l’Ua signé par Jean Ping (président de la Commission de l’Ua) qui demande la libération du président renversé et la restauration de l’ordre constitutionnel. Mais bon, est-ce qu’ils agissent pour cela, fondamentalement ? Et puis, la Mauritanie estime, après, bien entendu, les leçons du Togo, que l’Union africaine est pratiquement impuissante à avoir quelque influence que ce soit sur elle. Voilà ce que pensent les dirigeants mauritaniens par rapport à l’Ua. D’ailleurs, Jean Ping est venu très tardivement pour réagir. C’était la même chose sur le Zimbabwé, sa déclaration a été tardive. Il faut le dire, depuis le départ de Alpha Oumar Konaré, le leadership de l’Union africaine est objectivement exercé par Omar Bongo. Ce n’est pas par hasard, pour nous, que les mauvais exemples se multiplient en Afrique (rires).
Wal Fadjri : Sous prétexte que Hissène Habré avait été jugé par son pays, l’Etat du Sénégal avait voulu se dessaisir de cette affaire. Or, des informations émanant du gouvernement tchadien disent qu’il n’en était rien. Que vous inspire cet imbroglio juridique qui a entouré cette affaire ?
Alioune TINE : Il n’y a pas d’imbroglio dans cette affaire. C’est très simple : je pense que notre ministre de la Justice n’a pas eu les bonnes informations. Pour avoir une réaction adéquate, appropriée, il aurait dû s’informer auparavant. Dès qu’il a émis des hypothèses, immédiatement, on a dit que le Sénégal veut se défausser de ses responsabilités par rapport au procès Habré. Ce ne sont pas les mêmes faits, c’est très clair Habré. C’est par rapport à la rébellion armée, notamment aux attaques qui ont eu lieu en novembre dernier, et par rapport à sa contribution financière, que Habré a été jugé au Tchad. D’ailleurs, ce n’est pas lui seul qui est jugé dans cette affaire, il y a, également, le général Nouri et onze autres personnes qui ont été condamnés à mort. Nous, nous avons dit que cela n’a rien à voir avec les faits pour lesquels Habré est poursuivi au Sénégal par les victimes. De ce point vue, je pense que c’est très clair. Maintenant pour ce qui est de son jugement au Tchad, nous disons que c’est un procès qui n’est pas, du tout, équitable. Nous sommes fondamentalement contre la peine de mort et, pour cette raison, nous condamnons ce jugement de Habré. Ce dernier n’a même pas joui de son droit à la défense parce que c’est un procès par contumace. Là, également, c’est une tradition française qui est complètement dépassée et qui n’obéit plus aux normes des juridictions internationales. Donc, nous prenons vraiment nos distances par rapport à ce procès. Concernant maintenant le Sénégal, je crois qu’il y a une clarification du ministre de la Justice du Tchad (qui soutient qu’effectivement le jugement de Habré par le Tchad est différent de son procès demandé par les victimes de son régime, Ndlr). Des précisions ont été faites, tout est clair et le ministre de la Justice sénégalais a pris bonne note. Ce qui est une bonne chose. Nous regrettons seulement cette précipitation qui ne nous rassure guère sur un procès équitable de Habré par le Sénégal.
Wal Fadjri : Pourquoi en doutez-vous ?
Alioune TINE : Si, au moindre bruit, on s’en lave les mains, avouez que ce n’est pas de nature à rassurer les plaignants. Franchement, nous attendons du Sénégal, par rapport au défi de l’impunité en Afrique, qu’il joue son rôle, joue bien sa partition. Nous souhaitons vraiment que Habré soit jugé équitablement avec tous les droits reconnus à un accusé.
Wal Fadjri : Que répondez-vous à ceux qui, comme le Pr Oumar Sankharé, soutiennent que vous faites du business avec cette affaire Habré, ce qui explique toute cette agitation de votre part ?
Alioune TINE : (Rires). Ce n’est pas un business. Qu’est-ce-que vous voulez que je réponde à Oumar Sankharé qui n’étudie pas très bien le dossier, qui n’y connaît rien et qui n’a jamais approché les victimes de Habré. Il y en a deux, au moins, au Sénégal. Il pouvait bien les approcher et discuter avec eux avant de faire des déclarations qui ne tiennent pas la route. Il faut que ceux qui nous critiquent prennent quand même la peine de s’informer sur les victimes. Moi, la première fois que je suis allé au Tchad, en 1989, en tant que professeur-invité, j’ai été fouillé à l’aéroport. J’ai trouvé les portes du bureau du chef de département qui devait me recevoir, sous scellés. Ils l’ont emprisonné parce que tout simplement, c’était un beau-frère de Idriss Déby. Et la plupart des gens qui ont souffert, c’étaient soit des proches parents de ce dernier, soit ils appartiennent à la même ethnie que lui. Je vous dis que les gens ont beaucoup souffert sous Habré. Et ce sont ces gens-là qui viennent demander justice. Ils veulent savoir la vérité parce que les procès servent, aussi, à cela. Il faut que le Pr Sankharé se documente parce que c’est un grand intellectuel mais il est trop littéraire.
‘Habré n’a pas joui de tous ses droits lors de son procès au Tchad’
Wal Fadjri : D’un autre côté, c’est un des avocats de Habré, en l’occurrence Me El Hadj Diouf, qui vous accuse d’être à la solde de Kadhafi qui ne digèrerait pas encore ses revers contre Habré. Que lui répondez-vous ?
Alioune TINE : Vous connaissez, quand même, El hadj Diouf mieux que moi. Tout le monde connaît sa personnalité. Il fait feu de tout bois. Kadhafi n’a absolument rien à voir dans cette affaire. Au contraire, si vous saviez comment Kadhafi est considéré par Human Rights Watch (organisation des droits de l’homme réclamant le procès de Habré, Ndlr) ou si vous voyiez les rapports de cette organisation sur la Libye, vous sauriez que les dires de Me El hadj Diouf ne sont aucunement fondés. Je n’ai même pas envie d’y répondre parce que ce débat ne nous mène nulle part. Je pourrais autant dire de Reagan (ancien président des Etats-Unis d’Amérique, Ndlr). Ce dernier a soutenu Hissène Habré. De même, les Français ont soutenu, à l’époque Habré. Je trouve que c’est totalement farfelu ce genre de raisonnement qu’on sert.
Wal Fadjri : Toujours sur le registre des récriminations, on vous a longtemps accusé d’être le porteur de valises de Me Wade. Qu’est-ce-que cela vous fait ?
Alioune TINE : (Un silence suivi d’un long soupir). Moi, je pense qu’il faut me juger sur les actes de tous les jours. Dans la plupart des pays qui sont en crise comme le Sénégal, vous ne pouvez pas être dans la société civile et ne parler qu’à l’opposition. Il faut parler au pouvoir. Et il faut, effectivement dans le cadre du travail que nous faisons, faire en sorte que le dialogue politique existe entre le pouvoir et l’opposition. Cela fait partie de notre mission et ce travail, nous continuerons à le faire. Les critiques ne nous arrêteront pas parce que nous estimons profondément qu’on se trompe. C’est un mauvais procès qu’on nous fait.
Propos recueillis par Aguibou KANE et Ibrahima ANNE
_________________
Source: walfd
(M) avomm
Wal Fadjri : Un coup d’Etat militaire a été, récemment, perpétré en Mauritanie. Quelle lecture en faites-vous ?
Alioune TINE : D’abord, permettez que je rappelle que la Mauritanie est un pays qui a une culture de parti unique. Depuis pratiquement 1978, ce sont les militaires qui sont au pouvoir. Pendant vingt-deux ans, nous avons eu une dictature militaire dirigée par Ould Taya. Lui-même a été destitué. Il est parti mais le système est resté. La Mauritanie est un pays complexe. Il y a les tribus et les marabouts qui sont très influents. Il y a, également, le particularisme des différentes communautés africaines (Wolof, Poular, Soninké etc). La personne qui accède au pouvoir, en Mauritanie, se prend pour un messie et les gens la soutiennent comme tel presque de manière irrationnelle. Par exemple, les formes de soutiens qu’il y avait du temps de Taya n’ont pas changé. Ce qui s’est passé, c’est que le peuple mauritanien en avait marre de Taya et, lorsque ce dernier a été renversé, cela a été un grand soulagement. Cela a été, également, l’occasion de faire des officiers de l’armée qui l’ont fait partir, des héros mais aussi de légitimer le coup d’Etat. C’était un coup d’Etat salutaire comme celui perpétré par Amadou Toumani Touré contre le dictateur Moussa Traoré, ancien président du Mali. Après la dernière élection présidentielle, les militaires sont partis mais en gangrenant le système parce que ce sont eux qui ont choisi le président, qui l’ont aidé à le devenir. C’est le président déchu qui l’avait, lui-même, révélé à la chaîne de télé Al Jazira.
Wal Fadjri : Le coup d’Etat était donc prévisible ?
Alioune TINE : (…). Pour beaucoup d’observateurs, le coup d’Etat n’était pas une surprise. Nous-mêmes avions prévenu que la Mauritanie était au bord de la démocratie. Maintenant, de mon point de vue, le vin est tiré, il faut le boire. Ce n’est, donc, pas la peine de continuer de faire des déclarations de principe. Il faut savoir avancer. Nous venons de Mauritanie où nous avons pu écouter toutes les parties. Nous avons écouté le Général Abdel Aziz qui a actuellement les commandes du pays. Il nous semble être dans de bonnes dispositions pour la libération du président Sidi (le président déchu, Ndlr). Cela nous paraît, quand-même, important qu’il soit libéré et soit partie à la solution, c’est une des clefs pour régler le problème. Nous avons rencontré ceux qui sont avec le Général Aziz mais aussi ceux qui son contre lui. Et je puis vous dire qu’il y a un certain nombre de choses qui se dégagent et qui permettent de sortir, petit à petit, de l’enlisement. D’après les informations que nous avons, effectivement, avec des partis politiques, il nous semble, aujourd’hui, que des négociations et des accords sont possibles, y compris avec l’ancien président de la République, pour débloquer la situation. Mais pour cela, il faut qu’il soit libéré. S’il est libéré et s’il y a le dialogue, un consensus peut avoir lieu sur le retrait du président, les délais de la transition et le rôle des militaires dans celle-ci. Donc, une sortie honorable est possible aussi bien pour les militaires que pour Sidi Ould Abdallahi.
Wal Fadjri : Que vous ont dit les militaires sur les raisons de leur refus de libérer le président déchu ?
Alioune TINE : Ils ne m’ont pas dit, mais, je peux, facilement, les deviner. Le fait que la libération de l’ancien Premier ministre de Sidi soit accompagnée de beaucoup d’activisme, notamment de meeting, fait craindre les tenants du pouvoir d’éventuels débordements s’il leur arrivait de libérer Sidi qui, plus est, est un ancien chef d’Etat. Ce que j’ai apprécié de notre visite en Mauritanie, c’est qu’on nous a permis d’aller dans la famille de ce dernier. Ainsi, à défaut de voir son épouse, nous avons rencontré sa fille avec qui on a bien discuté. Je suis d’avis qu’on peut sortir de l’impasse et plus vite les initiatives pour un dialogue national seront prises, plus vite des solutions à l’actuelle crise seront trouvées. La démocratie est un apprentissage. Comme à l’image d’un enfant qui apprend à marcher, il faut dire aux Mauritaniens : ‘ Relevez-vous et continuez à marcher !’.
Wal Fadjri : Un président démocratiquement élu a été renversé sans que les autorités sénégalaises condamnent cela, quelle appréciation en faites-vous ?
Alioune TINE : (Dubitatif). Il y a des évènements sur lesquels on est prudent. Par rapport à la situation en Mauritanie, il y a lieu de rappeler les évènements de 1989 (un incident entre agriculteurs Sénégalais et Mauritaniens avait dégénéré au point de causer, de part et d’autre, des centaines de morts et d’entraîner une rupture diplomatique entre les deux pays, Ndlr) qui ont été une véritable tragédie, un choc terrible dans les relations entre le Sénégal et la Mauritanie. On a évité de justesse la guerre entre les deux pays. A cela s’ajoute le fait qu’en l’an 2000, lors de l’alternance, nous avions célébré ici, à la Raddho, les sept ans de la déportation de négro-mauritaniens au Sénégal. Et pratiquement tous les leaders proches des Forces de libération africaine de la Mauritanie (Flam) et des organisations des réfugiés étaient là. Cela avait été couvert par la télévision nationale sénégalaise et, deux jours après, le président Taya avait demandé à ses compatriotes mauritaniens de quitter le Sénégal et les Sénégalais établis en Mauritanie d’en faire de même.
Ainsi, lorsqu’il a pris le pouvoir, Wade a été obligé, lui-même, d’aller voir Alpha Oumar Konaré du Mali qui a fait sa médiation entre les deux pays. Depuis lors, le gouvernement de l’alternance est d’une grande prudence par rapport à ce qui se passe chez nos voisins Mauritaniens. Il faut dire, également, que quand il se passe quelque chose, Wade, ayant une influence dans la sous-région et sur le continent, les nouveaux pouvoirs le saisissent très vite et font du lobbying afin de l’avoir à leur côté. Cela aussi est un élément explicatif de l’attitude du président Wade vis-à-vis du régime mauritanien actuel.
Wal Fadjri : Ces raisons, devraient-elles l’amener à trahir une qualité qui lui est reconnue, celle d’être un homme qui ne connaît pas la langue de bois ?
Alioune TINE : Je pense que le président Wade gagnerait à dire la vérité aux militaires (…). On l’avait même cité dans une radio étrangère et, trois jours après, il y a eu un coup d’Etat en Guinée-Bissau. (Rires). Donc, il faut systématiquement condamner les coups d’Etat en Afrique. Dans un premier temps, cela doit être un réflexe. Ensuite, si, effectivement, on peut les influencer pour avoir le syndrome ATT (Amadou Toumani Touré), c’est tant mieux, on le fait. Effectivement, il faut reconnaître que ce dernier a permis la démocratisation du Mali. Donc, le président Wade doit prendre son courage à deux mains, s’il veut avoir une véritable influence dans la sous-région, en respectant les normes de l’Etat de droit, des droits humains, de la démocratie. Je crois que les occidentaux ne doivent pas aimer ces choses mieux que nous. Ils ne doivent pas, non plus, aimer l’Afrique mieux que les Africains. Donc, nous regrettons que l’Union africaine ait accepté tout de suite quelqu’un comme Robert Mugabé. Cela veut dire que les gens n’agissent pas de façon active et dynamique pour dire : ‘Ecoutez, pour les coups d’Etats, on n’en veut pas !’. Au lieu, donc, de laisser le soin aux Etats-Unis, à l’Union européenne de venir nous donner des leçons de démocratie.
‘Le cafouillage dans l’affaire Habré ne nous rassure pas’
Wal Fadjri : Ce n’est quand même pas paradoxal que l’Ua accepte de traiter avec des régimes putschistes alors que certaines de ses dispositions le lui interdisent ?
Alioune TINE : Effectivement, c’est une résolution qui le dit ! C’est-à-dire que tous les régimes issus de coups d’Etat sont suspendus, ne participent pas aux sommets de l’Union jusqu’à ce qu’il y ait une restauration de l’ordre constitutionnel. C’est, d’ailleurs, en fonction de cela, et de la Déclaration de Bamako de l’Oif, que la Mauritanie a été suspendue. Le Secrétaire général de cette organisation, Abdou Diouf, a été très clair dans ce sens. Je viens, à l’instant, de recevoir un communiqué de presse de l’Ua signé par Jean Ping (président de la Commission de l’Ua) qui demande la libération du président renversé et la restauration de l’ordre constitutionnel. Mais bon, est-ce qu’ils agissent pour cela, fondamentalement ? Et puis, la Mauritanie estime, après, bien entendu, les leçons du Togo, que l’Union africaine est pratiquement impuissante à avoir quelque influence que ce soit sur elle. Voilà ce que pensent les dirigeants mauritaniens par rapport à l’Ua. D’ailleurs, Jean Ping est venu très tardivement pour réagir. C’était la même chose sur le Zimbabwé, sa déclaration a été tardive. Il faut le dire, depuis le départ de Alpha Oumar Konaré, le leadership de l’Union africaine est objectivement exercé par Omar Bongo. Ce n’est pas par hasard, pour nous, que les mauvais exemples se multiplient en Afrique (rires).
Wal Fadjri : Sous prétexte que Hissène Habré avait été jugé par son pays, l’Etat du Sénégal avait voulu se dessaisir de cette affaire. Or, des informations émanant du gouvernement tchadien disent qu’il n’en était rien. Que vous inspire cet imbroglio juridique qui a entouré cette affaire ?
Alioune TINE : Il n’y a pas d’imbroglio dans cette affaire. C’est très simple : je pense que notre ministre de la Justice n’a pas eu les bonnes informations. Pour avoir une réaction adéquate, appropriée, il aurait dû s’informer auparavant. Dès qu’il a émis des hypothèses, immédiatement, on a dit que le Sénégal veut se défausser de ses responsabilités par rapport au procès Habré. Ce ne sont pas les mêmes faits, c’est très clair Habré. C’est par rapport à la rébellion armée, notamment aux attaques qui ont eu lieu en novembre dernier, et par rapport à sa contribution financière, que Habré a été jugé au Tchad. D’ailleurs, ce n’est pas lui seul qui est jugé dans cette affaire, il y a, également, le général Nouri et onze autres personnes qui ont été condamnés à mort. Nous, nous avons dit que cela n’a rien à voir avec les faits pour lesquels Habré est poursuivi au Sénégal par les victimes. De ce point vue, je pense que c’est très clair. Maintenant pour ce qui est de son jugement au Tchad, nous disons que c’est un procès qui n’est pas, du tout, équitable. Nous sommes fondamentalement contre la peine de mort et, pour cette raison, nous condamnons ce jugement de Habré. Ce dernier n’a même pas joui de son droit à la défense parce que c’est un procès par contumace. Là, également, c’est une tradition française qui est complètement dépassée et qui n’obéit plus aux normes des juridictions internationales. Donc, nous prenons vraiment nos distances par rapport à ce procès. Concernant maintenant le Sénégal, je crois qu’il y a une clarification du ministre de la Justice du Tchad (qui soutient qu’effectivement le jugement de Habré par le Tchad est différent de son procès demandé par les victimes de son régime, Ndlr). Des précisions ont été faites, tout est clair et le ministre de la Justice sénégalais a pris bonne note. Ce qui est une bonne chose. Nous regrettons seulement cette précipitation qui ne nous rassure guère sur un procès équitable de Habré par le Sénégal.
Wal Fadjri : Pourquoi en doutez-vous ?
Alioune TINE : Si, au moindre bruit, on s’en lave les mains, avouez que ce n’est pas de nature à rassurer les plaignants. Franchement, nous attendons du Sénégal, par rapport au défi de l’impunité en Afrique, qu’il joue son rôle, joue bien sa partition. Nous souhaitons vraiment que Habré soit jugé équitablement avec tous les droits reconnus à un accusé.
Wal Fadjri : Que répondez-vous à ceux qui, comme le Pr Oumar Sankharé, soutiennent que vous faites du business avec cette affaire Habré, ce qui explique toute cette agitation de votre part ?
Alioune TINE : (Rires). Ce n’est pas un business. Qu’est-ce-que vous voulez que je réponde à Oumar Sankharé qui n’étudie pas très bien le dossier, qui n’y connaît rien et qui n’a jamais approché les victimes de Habré. Il y en a deux, au moins, au Sénégal. Il pouvait bien les approcher et discuter avec eux avant de faire des déclarations qui ne tiennent pas la route. Il faut que ceux qui nous critiquent prennent quand même la peine de s’informer sur les victimes. Moi, la première fois que je suis allé au Tchad, en 1989, en tant que professeur-invité, j’ai été fouillé à l’aéroport. J’ai trouvé les portes du bureau du chef de département qui devait me recevoir, sous scellés. Ils l’ont emprisonné parce que tout simplement, c’était un beau-frère de Idriss Déby. Et la plupart des gens qui ont souffert, c’étaient soit des proches parents de ce dernier, soit ils appartiennent à la même ethnie que lui. Je vous dis que les gens ont beaucoup souffert sous Habré. Et ce sont ces gens-là qui viennent demander justice. Ils veulent savoir la vérité parce que les procès servent, aussi, à cela. Il faut que le Pr Sankharé se documente parce que c’est un grand intellectuel mais il est trop littéraire.
‘Habré n’a pas joui de tous ses droits lors de son procès au Tchad’
Wal Fadjri : D’un autre côté, c’est un des avocats de Habré, en l’occurrence Me El Hadj Diouf, qui vous accuse d’être à la solde de Kadhafi qui ne digèrerait pas encore ses revers contre Habré. Que lui répondez-vous ?
Alioune TINE : Vous connaissez, quand même, El hadj Diouf mieux que moi. Tout le monde connaît sa personnalité. Il fait feu de tout bois. Kadhafi n’a absolument rien à voir dans cette affaire. Au contraire, si vous saviez comment Kadhafi est considéré par Human Rights Watch (organisation des droits de l’homme réclamant le procès de Habré, Ndlr) ou si vous voyiez les rapports de cette organisation sur la Libye, vous sauriez que les dires de Me El hadj Diouf ne sont aucunement fondés. Je n’ai même pas envie d’y répondre parce que ce débat ne nous mène nulle part. Je pourrais autant dire de Reagan (ancien président des Etats-Unis d’Amérique, Ndlr). Ce dernier a soutenu Hissène Habré. De même, les Français ont soutenu, à l’époque Habré. Je trouve que c’est totalement farfelu ce genre de raisonnement qu’on sert.
Wal Fadjri : Toujours sur le registre des récriminations, on vous a longtemps accusé d’être le porteur de valises de Me Wade. Qu’est-ce-que cela vous fait ?
Alioune TINE : (Un silence suivi d’un long soupir). Moi, je pense qu’il faut me juger sur les actes de tous les jours. Dans la plupart des pays qui sont en crise comme le Sénégal, vous ne pouvez pas être dans la société civile et ne parler qu’à l’opposition. Il faut parler au pouvoir. Et il faut, effectivement dans le cadre du travail que nous faisons, faire en sorte que le dialogue politique existe entre le pouvoir et l’opposition. Cela fait partie de notre mission et ce travail, nous continuerons à le faire. Les critiques ne nous arrêteront pas parce que nous estimons profondément qu’on se trompe. C’est un mauvais procès qu’on nous fait.
Propos recueillis par Aguibou KANE et Ibrahima ANNE
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Source: walfd
(M) avomm