Césaire, guerrier infatigable et poète créateur de civilisation

Moi aussi, j’aimerais avoir à ajouter quelques mots aux milliers de mots qui ont été prononcés lors du départ d’Aimé Césaire. Et d’abord parler de son extraordinaire courtoisie. Une courtoisie faite de douceur et d’aménité. La douceur des gens qui n’ont rien à démontrer puisqu’ils irradient par eux-mêmes et donnent, sans prétention, à voir parce que ce sont des hommes de foi et de savoir. Bien entendu il y a son œuvre pour comprendre et l’homme et le message que le poète nous a laissé. Œuvre immense, hymne à la liberté qu’on ne peut éluder, car Aimé Césaire ne fut pas seulement un nègre admirable, c'est-à-dire un homme doté d’une beauté de grande dignité, un nègre de grande voix qui prend les devants et profère. Un nègre qui ne triche pas avec ses principes. Il fut aussi un écrivain nourri d’une immense culture et d’une grande générosité. Artiste flamboyant, interprète du drame humain par-delà le désastre. Il fut le guerrier infatigable du peuple noir et le plus grand poète lyrique du siècle (lire Breton et Eluard). : Un poète créateur de civilisation. Plus précisément un intellectuel exceptionnel, capable de sortir de soi, de ses fictions fermées, pour transformer les productions de son imaginaire en langues de feu destinées à purifier les mœurs, à annoncer des valeurs nouvelles et à imposer une nouvelle vision du monde.

Il faut lire et bien relire tout (je dis bien tout) ce qu’il a écrit pour comprendre ce que dit cet homme, hors norme, au langage inusité : noir soleil de rébellion stellaire qui donne harmonieusement à rêver puisque chez lui, les pouvoirs de la parole sont aussi ceux de la raison et du cœur. Car le poète est aussi un homme d’action (n’oublions pas qu’il fut député de la Martinique à l’Assemblée nationale française). Une action qui, non seulement dicte les conditions de possibilité de l’avènement du réel, mais fournit les moyens de permettre au Rêve d’embrasser le réel pour le rendre désirable.Il y a en Césaire du Victor Hugo, du Lautréamont, du Byron et… du Stendhal. Si à ces noms, nous ajoutons ceux d’Eschyle, de Sophocle… et les frissons du conteur africain, il devient aisé d’appréhender comment chez Césaire, combattant inflexible de la justice, la puissance du verbe en s’investissant dans la réalité définit une éthique entée sur une esthétique qui désigne la praxis, comme seul chemin vers la lumière.

Tout commença dès 1935 avec ‘nègrerie, jeunesse noire et assimilation’. Puis vint le Cahier…. Le fameux Cahier d’un retour au pays natal : poème en un seul poème tressé comme ronces et épines, fondu en gravité, surgit en cette année terrible de 1939 où l’Europe caucasienne allait basculer dans l’horreur, la barbarie et l’indicible. Avec au bout du chemin plus de cinquante millions de morts !... A l’opposé du discours hoquetant de l’Europe en plein délire, le Cahier fut un discours ivre de liberté, une entreprise de lucidité impitoyable qui sonde et ravage le Particulier, pour, ‘à l’heure rouge des nostalgies…’ en extraire, en son essence, l’Universel. Non pas un universel cannibalisé par les dérives caucasiennes de l’Occident, mais un Universel pacifié.

Long voyage que ce voyage ‘en soi’ : une descente aux enfers pour retrouver sa race et ainsi face à sa propre vérité, s’assurer confiant et conscient pour ce qui est à venir. Une véritable odyssée, un mouvement processionnal d’heure et de sang vers un équilibre qui le cheville au monde.

Il faut non seulement lire les livres de Césaire, mais savoir les prendre à bras-le-corps pour comprendre comment chacun de ses ouvrages se décline comme une épiphanie de l’effervescence qui auréole la mission du poète. Cette effervescence qui part de la révolte absolue et qui, de coup d’aile en coup d’aile, au fur et à mesure que se dévoile la race, fait bouger les lignes parce que le poète a enfin acquis ’la force de parler plus haut que les fleuves, plus haut que les désastres.’ Un mouvement vers la racine des racines ; des racines non point mortes mais porteuses d’arbres, de feuilles et de fruits mûrs non éclatés à succulence inégalée. Et cela donne : ‘Il n’y a pas dans le monde un pauvre type lynché, un pauvre homme torturé, en qui je ne sois assassiné et humilié’. Et puis, au lendemain d’une longue et douloureuse gésine, la naissance d’un nouveau monde, l’affirmation d’une nouvelle morale : ‘délivrer l’espace où se hérissent le cœur des choses et la venue de l’homme.’ Le temps viendra où il faudra nécessairement accepter de s’abîmer dans la lecture de ce poète lyrique et unique. S’abîmer avec bonheur et souffrance sur ces mots qui marchent, courent, roulent et tanguent sans jamais se fracasser ; comme ces allitérations qui se heurtent, se bousculent, s’emballent et caracolent sans jamais se perdre : phrases explosées du Cahier d’un retour au pays natal, phrases à syntaxe sans usage, ni danger ; dans un décor étincelant, veille du feu d’artifice qui prononce l’Avent période chrétienne d’attente de l’Homme à venir. Lisez, pour comprendre ces phrases de beauté étincelante et inouïe. Phrases d’ensemencement, phrases indispensables : ‘Ne faites pas de moi cet homme de haine pour qui je n’ai que haine car, pour me cantonner dans cette unique race, vous savez pourtant mon amour tyrannique, vous savez que ce n’est point par haine des autres races que je m’exige bêcheur de cette unique race que ce que je veux c’est pour la faim universelle pour la soif universelle la sommer libre enfin de produire en son intimité close la succulence des fruits’.

Ayons bien à l’esprit que la négritude de Césaire n’est ni un murmure dans le vent, ni une métaphysique, ni un drame mystico-biologique, mais un long voyage, qui, une fois la Martinique découverte en… Dalmatie traverse l'histoire, s’enflamme en Afrique, s’imbibe d’Afrique, se nourrit d’Afrique, traverse les fuseaux horaires pour revenir encore en Afrique et y demeurer. Et cela donne ce qu’il a toute sa vie hurlé : ‘PROVIGNEMENT oui, DESSOUCHEMENT, non’. Une négritude qui ne fait aucune concession et qui massacre au détour de chaque théâtre (Une saison au Congo, La Tragédie du Roi Christophe) ou de chacune des pages de chacun de ses livres tous les vampires uruguayens ‘amateurs de la chair d’autrui’.

Histoire, la négritude de Césaire lorsqu’on est un lecteur attentif de ses ouvrages fait réaliser combien il est actuel dans ce siècle de désordre et d’absence de principes. Nous aurons l’occasion d’aller plus avant dans les détails. Pour l’heure, imposons-nous de nous en tenir à quelques concepts récurrents de l’ensemble de l’œuvre pour en dégager outre l’Afrique, les fondamentaux constants de sa pensée.

1 - Une philosophie du développement : la foi dans l’homme. (Lire au moins tout le Cahier).

2 - L’idée qu’il n’y a pas de développement sans projet de société. Toute l’œuvre de Césaire est une école pour nos enfants, pour nos politiciens, ceux d’Afrique comme d’Europe pour qui l’argent est la seule finalité, la seule vérité.

3 - La nécessité d’un humanisme politique, qui exprime dans sa formulation, la différence et la singularité : un idéal de vie en symbiose avec l’univers et une vision écologique du monde. Enfin, une solidarité avec les plus démunis. 4 - Une mondialisation respectueuse des particularités et des singularités et non pas tueuse d’hommes. (Lire au moins Discours sur le colonialisme et Lettre à Maurice Thorez).

Et toujours sur ce fond d’Afrique délabrée, un espoir désespéré d’un futur à venir. C’est ce qu’il écrit à son ami fondamental Léopold Sédar Senghor : ‘Cette fin de siècle y est pour l’Afrique, grave, lourde et parfois triste… mais ce n’est pas une Afrique perdue. Refusons de le croire.’ Et plus loin : ‘Plus qu’hier encore, il est place pour tous au rendez-vous de la conquête car, l’universel à refondre questionne l’urgent dépassement des identités particulières…’

La négritude de Césaire, comme on peut l’appréhender, est faite de mots qui marchent et fusent. De mots chargés d’électricité, des mots à l’assaut du ciel pour fondre sur nous comme une injonction. C’est pourquoi dans sa lettre à l’ami fondamental (Senghor), il écrit pour nous ces phrases venues d’en haut, ces phrases perles précieuses livrées en message que je cite : ‘Voilà la face au temps un nouveau passage à découvrir, une nouvelle brèche à ouvrir dans l’opaque dans le noir dans le dur.’

Voilà Césaire, le diseur de l’essentiel, le guerrier inflexible, le toujours à redire, le poète dont on parlera pendant des siècles. Celui que je me fais un devoir de présenter. Avec force, passion, conscience ignée des choses qui ont eu lieu et auxquelles on n’en ajoutera pas.

Stanislas ADOTEVI Auteur de Négritude et négrologues

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